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Le numérique : impact sur le cycle de vie du document par Michel Gorin

Premier colloque EBSI-ENSSIB [1] du 13 au 15 octobre 2004, Montréal (Québec)

2525 mots

 

Mots-Clés : Document numérique, Gestion documentaire


Introduction

« La numérisation, la diffusion des formats numériques originaux, les nouvelles méthodes d’indexation et d’analyse du document ainsi que le fonctionnement en réseau changent les données de base de la vie du document qui devient une sorte de phénix incessamment renaissant. Pourtant, le document demeure un concept central pour les professionnels de l’information, notamment parce que c’est l’élément commun entre l’univers du papier et l’univers technologique.

La préoccupation venue du numérique nous amène à réfléchir plus globalement sur le fait qu’un document, quels que soient sa nature, son âge et son utilisation s’inscrit dans le temps et non dans l’éternité, à l’inverse, symboliquement au moins, du monument. Cette dimension temporelle, fortement bouleversée par le numérique, implique des nouvelles façons de faire pour tous les spécialistes de l’information, quels que soient leurs domaines spécifiques d’expertise et les types de documents qu’ils manipulent ».

Cette assez longue citation, extraite du programme de la manifestation susmentionnée, situe bien son enjeu : le numérique continuera de modifier pendant longtemps encore le rapport qu’entretiennent les spécialistes en information documentaire avec les documents et, partant, avec les informations qu’ils contiennent. Dès lors, il est important qu’ils se créent des occasions de partage et de discussion autour de cette importante problématique professionnelle. Le colloque organisé par deux écoles francophones renommées, sous la présidence de Jean-Michel Salaün (ENSSIB) et de Réjean Savard (EBSI), dans le splendide bâtiment des Archives nationales du Québec à Montréal, a parfaitement rempli son rôle : plus d’une centaine de participantes et de participants issus d’une dizaine de pays – professionnels de l’information documentaire (bibliothécaires aussi bien qu’archivistes), étudiants de l’EBSI, chercheurs, professeurs - ont pu écouter une bonne vingtaine d’exposés intégrés dans sept tables rondes thématiques, qui les ont amenés à réfléchir aux défis posés par le numérique.

Les temps du numérique [2]

La conférence d’introduction que se sont partagée Florence Sédes (Université Paul Sabatier, Toulouse); Sylvie Calabretto (INSA, Lyon) et Geneviève Lallich-Boidin (URSIDOC, Lyon 1), s’est attachée à démontrer que la réflexion sur la dimension temporelle est indissociable du document numérique, en raison de la nécessaire et complexe prise en compte des diverses versions des documents. Elles ont également insisté sur le fait que de nombreux acteurs sont concernés par cette problématique : les « conservateurs » (bibliothécaires, archivistes, etc.), les « interprètes » (archéologues, historiens, etc.), les « réalisateurs » (informaticiens, créateurs de programmes de PAO, etc.) et les « diffuseurs » (responsables de portails, éditeurs, etc.). Enfin, elles ont tenté de définir les trois univers et les trois temps du document numérique, ainsi que leurs interactions, qui peuvent être résumés de la manière suivante :
• Les trois univers sont l’espace documentaire, formé de documents et des relations qui existent entre eux ; l’univers socio-historique, celui dans lequel se trouvent les auteurs et les « lecteurs » ; l’univers du discours, à savoir l’univers reconstruit par le « lecteur » à partir des discours contenus dans les documents ;
• Les trois temps sont le temps de l’espace documentaire ; le temps socio-historique, marqué par des périodes, des dates ; le temps du discours, inscrit par l’auteur et reconstruit par le « lecteur ».
Quelques réflexions sur le cycle de vie du document ont complété cet exposé relativement théorique, qui a bien introduit le sujet décliné ensuite en sept thématiques, évoquées ci-après sans volonté d’exhaustivité, plus ou moins succinctement et en fonction des intérêts particuliers de l’auteur de ce compte rendu - donc en toute subjectivité !

Le cycle de vie, ses dérives et sa régulation

Deux des exposés, consacrés pour l’un au « Cadre de référence gouvernemental en gestion intégrée des documents » au Gouvernement du Québec, et pour l’autre à la gestion des documents numériques dans les universités québécoises, ont démontré que « la belle province » a pris conscience du fait qu’une gestion documentaire rigoureuse est encore plus nécessaire aujourd’hui, en raison de la multiplication des documents numériques.

Le Gouvernement du Québec souhaite ainsi se doter d’une vision, de méthodes et d’outils pour mieux gérer ses documents, tous supports confondus, et le cadre de référence susmentionné est la réponse apportée à ce désir. L’objectif final est bien entendu d’intégrer la gestion documentaire (supports papier et électronique) dans tous les services gouvernementaux, tout en tenant compte des obstacles technologiques et de la culture organisationnelle existante, laquelle nécessite une prise en compte efficace de la notion de gestion du changement. L’exposé d’Yves Marcoux (Université de Montréal) a permis de découvrir que le Québec s’est doté, en juin 2001, d’une Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, qui donne, dans ses articles 3 et 4, une définition extrêmement intéressante et innovante du document, que je ne résiste pas à soumettre à votre réflexion :

3. Un document est constitué d'information portée par un support. L'information y est délimitée et structurée, de façon tangible ou logique selon le support qui la porte, et elle est intelligible sous forme de mots, de sons ou d'images. L'information peut être rendue au moyen de tout mode d'écriture, y compris d'un système de symboles transcriptibles sous l'une de ces formes ou en un autre système de symboles.

Pour l'application de la présente loi, est assimilée au document toute banque de données dont les éléments structurants permettent la création de documents par la délimitation et la structuration de l'information qui y est inscrite.

Un dossier peut être composé d'un ou de plusieurs documents.

Les documents sur des supports faisant appel aux technologies de l'information visées au paragraphe 2º de l'article 1 sont qualifiés dans la présente loi de documents technologiques.


4. Un document technologique, dont l'information est fragmentée et répartie sur un ou plusieurs supports situés en un ou plusieurs emplacements, doit être considéré comme formant un tout, lorsque des éléments logiques structurants permettent d'en relier les fragments, directement ou par référence, et que ces éléments assurent à la fois l'intégrité de chacun des fragments d'information et l'intégrité de la reconstitution du document antérieur à la fragmentation et à la répartition.

Inversement, plusieurs documents technologiques, même réunis en un seul à des fins de transmission ou de conservation, ne perdent pas leur caractère distinct, lorsque des éléments logiques structurants permettent d'assurer à la fois l'intégrité du document qui les réunit et celle de la reconstitution de chacun des documents qui ont été ainsi réunis
[3].

Quant aux universités québécoises, celles-ci souhaitent se doter d’un modèle de gestion, de contrôle et de préservation des documents produits sous forme numérique. Elles ont ainsi mandaté le Sous-Comité des archivistes de la Conférence des recteurs et des principaux des Universités du Québec (CREPUQ) pour mener une réflexion approfondie, laquelle a débouché sur la publication, en février 2004, d’un volumineux rapport dont je ne peux que recommander la lecture [4]. Ce dernier propose un état des lieux dans les universités québécoises suivi de nombreuses recommandations, puis commente un modèle de gestion des documents numériques et un plan d’action qui peuvent être mis en œuvre de manière personnalisée par chaque établissement universitaire. Le plan d’action, véritable marche à suivre qui se veut délibérément pragmatique, comporte sept étapes principales, que Carole Saulnier (Université Laval) et André Gareau (Université du Québec à Montréal) ont soumises à l’assemblée :

1. « Constitution d’une équipe pluridisciplinaire
2. Identification des besoins spécifiques
3. Sélection et acquisition d’un système
4. Réalisation d’un projet-pilote
5. Evaluation, ajustement et adoption du système
6. Elaboration d’une politique institutionnelle et d’un programme
7. Déploiement du système ».

Imprimé, visuel, numérique : interactions et harmonisation

Cette table ronde a proposé trois exposés qui se sont attachés à montrer les résultats de recherches menées, respectivement, par James Turner (EBSI), Clarisse Holik (Université de Paris 8) et Marie-Hélène Dougnac (ENSSIB). La première a consisté en une étude portant sur les images animées, plus spécifiquement sur la modélisation du processus de production de films numériques, afin d’identifier la documentation créée tout au long du processus de création. La deuxième s’est efforcée de décrire l’impact du numérique sur le cycle de vie du « conducteur » du Journal télévisé de TF1, le « conducteur » étant la liste de tout ce qui se passe durant le Journal (ordre des reportages, noms des intervenants, minutage, etc.) et devant être archivé au sens du dépôt légal. Le dernier exposé a, quant à lui, montré que le numérique a également un impact sur la durée de vie et sur les modalités d’accès aux documents destinés aux handicapés visuels ; grâce au numérique, ce public dispose désormais de trois modes d’appropriation d’un texte : sonore (voix de synthèse), écrit (grossissement, traduction en braille) et audionumérique [5].

Le document en mutations

Anne-Marie Bertrand (Rédactrice en chef du Bulletin des bibliothèques de France) s’est demandé si le document numérique et l’instabilité qui le caractérise n’impliquent pas, en définitive, que nous fassions le « deuil de la mémoire ». Son analyse des onze différentes éditions (1966 – 2003) de l’ouvrage de référence « Le métier de bibliothécaire » semble en effet démontrer que l’on peut considérer « l’accumulation, la sédimentation des différentes éditions du « Métier » comme une source majeure pour l’histoire de la profession de bibliothécaire – pour l’histoire de l’élaboration de sa culture professionnelle ». Or, « l’instabilité du document en ligne détruit l’idée même de trace » ; le « statut de témoignage » que le document possède pour l’historien se trouve ainsi, désormais, remis en question.

Claudette Hould, chercheuse et historienne de l’art (Université du Québec à Montréal) a, quant à elle, mis l’accent sur l’importance du numérique dans son domaine. L’accès physique aux œuvres d’art, quelles qu’elles soient, exige en effet beaucoup de patience et de moyens financiers, lorsqu’il n’est pas simplement rendu impossible pour des raisons de sécurité et de conservation. La diffusion d’images numérisées de ces œuvres d’art permet ainsi, en quelque sorte, de rentabiliser le coût induit par leur conservation.

Le traitement documentaire

Lyne Da Sylva (EBSI) s’est employée à démontrer que les traitements automatiques (indexation, condensation mono- ou multitextes, classification) sont dignes d’intérêt pour l’accès aux documents numériques éphémères (par exemple : documents momentanés que représentent les réponses obtenues suite à une recherche sur le Web, formulaires sur le Web, pages contenant la une des journaux en ligne, archives de courriels). En effet, même s’ils sont encore aujourd’hui, malgré les progrès enregistrés ces dernières années, de moindre qualité que les traitements réalisés par des professionnels, ils représentent une alternative intéressante pour ce type de documents.

Katarzyna Wegrzyn-Wolska (Ecole supérieure d’ingénieurs en informatique et génie des télécommunications, Fontainebleau) s’est, quant à elle, intéressée à la durée de vie, à l’accessibilité et à l’archivage des pages Web créées dynamiquement, c’est-à-dire pour une demande individuelle, lesquelles disparaissent après consultation (la dénomination d’« étoiles filantes dans l’espace documentaire » leur a d’ailleurs été attribuée par l’auteure de cet exposé, démontrant ainsi que les informaticiens peuvent être poètes à leurs heures !).

Complexité de la gestion des documents numériques

Deux exposés à mentionner ici. L’un présenté par Marc Lebel (Ville de Montréal, Section de la gestion des documents), qui a plaidé pour une conservation permanente, à long terme, de toutes les bases de données élaborées dans le cadre des administrations, étant donné leur importance pour ces dernières. Le second, proposé par Sabine Mas, candidate au doctorat (EBSI), qui a rendu compte d’un aspect de son projet de thèse. Elle a tenté de démontrer le lien qui existe entre le mode d’organisation personnelle des documents électroniques et leur interprétation, en insistant ensuite sur le fait qu’il paraît nécessaire, dans un organisme, de tendre à classer les documents conservés par les employés selon un plan de classification institutionnel.

Documents numériques : problématiques de disponibilité et d’accès

Deux autres exposés à mentionner ici. L’un présenté par quatre chercheurs français : Jean Casenave (Université de Bordeaux 3), Gaio Mauro (UFR Sciences et techniques, Pau), Dagorret Pantxika et Christophe Marquesuzaà (UIT de Bayonne), qui ont salué la « revitalisation » du patrimoine littéraire local et régional grâce la numérisation. A l’aide d’un exemple, ils ont montré que la numérisation puis l’analyse, le « marquage », l’exploitation des textes par des équipes multidisciplinaires (informaticiens, géographes, spécialistes d’une littérature, etc.), rend possible leur utilisation à diverses fins : usage savant, pédagogique ou même touristique.

Quant à Chérifa Boukacem (ENSSIB), elle a estimé que l’intégration des documents électroniques dans les fonds des bibliothèques universitaires françaises a donné une certaine visibilité aux collections papier et, ainsi, en quelque sorte, prolongé leur cycle de vie, grâce à la complémentarité existant désormais entre documents traditionnels et documents électroniques.

Numérique et perspectives africaines

Cette dernière table ronde a permis, une nouvelle fois, de mesurer l’écart existant entre les préoccupations des pays du Nord et celles des pays du Sud. On parle beaucoup de fracture numérique, en particulier depuis le Sommet mondial sur la Société de l’information : il convient, en l’occurrence, de réfléchir non seulement aux problèmes techniques rencontrés par les pays du Sud – en les aidant à rattraper leur retard en matière d’infrastructures - mais aussi aux réjouissantes perspectives, en termes de formation ou de pérennisation des traditions, que les documents numériques offrent aux populations.

Conclusion en style télégraphique [6]

• Le nombre et la qualité des questionnements que le colloque a suscités sont remarquables et témoignent de l’intérêt d’une réflexion permanente sur les nouveaux supports d’information
• L’information sous forme numérique est désormais une réalité, elle n’est plus virtuelle ! Le numérique fait partie de nos vies
• Il y a dix ou vingt ans, on parlait d’« information » et plus de « document », ce dernier terme étant devenu « ringard » ; aujourd’hui, on utilise l’expression « renouveau du document »…
• Le terme « document » a des acceptions très diverses, qui ont un point commun : tout document correspond à une mise en relation d’un auteur, d’un créateur, avec un « lecteur »
• Le « lecteur », justement, est au centre de tous les questionnements, car les réflexions autour du numérique tournent autour de son potentiel d’utilisation
• Le numérique prolonge la vie d’un document, lui confère une seconde vie, voire le « ressuscite » carrément ; ainsi, le numérique démocratise en quelque sorte l’accès à certains documents qui n’étaient pas, a priori, destinés à une large diffusion ; il influence alors le potentiel de développement du document
• Plusieurs défis peuvent être relevés, en termes
- de création (multiplicité des formats, des langages, des formes)
- d’organisation intellectuelle, de classification, d’indexation (inquiétudes au sujet de l’important écart qui existe entre le nombre de documents numériques produits et les possibilités réelles de mise en valeur de cette nouvelle masse documentaire)
- de préservation sur le long terme
- de crédibilité de l’information (inquiétudes au sujet de la fiabilité de l’information dans son format numérique)
• Le numérique est plein de promesses, mais il nécessite des moyens importants, une réflexion permanente et, surtout, la prise en compte des besoins des pays du Sud, qui ont eux aussi beaucoup à gagner de ces nouveaux supports.

Notes

[1] Ecole de bibliothéconomie et des sciences de l’information, Université de Montréal – Ecole supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, Lyon

[2] Les intertitres correspondent aux intitulés de la conférence introductive et des tables rondes

[3] http://www.autoroute.gouv.qc.ca/loi_en_ligne/loi/annindex.html
[page consultée le 9.11.04]

[4] http://www.CREPUQ.qc.ca/documents/arch/Rapport-GGDN.htm
[page consultée le 9.11.04]

[5] Pour un exemple concret d’initiative prise dans ce domaine, voir le site de DAISY (Digital Accessible Information SYstem), consortium créé par des bibliothèques proposant des livres parlés, dans le but d’accompagner la transition du livre parlé analogique vers le digital : http://www.daisy.org/about_us/default.asp
[page consultée le 9.11.04]

[6] Merci à Jacques Grimard (EBSI) et à Jean-Michel Salaün (ENSSIB), qui ont conclu le colloque par une magistrale synthèse, qui m’a été bien utile pour rédiger ma propre conclusion !

© Ressi, no.1, janvier 2005, ISSN 1661-1802, tous droits réservés Retour en haut de la page

Date de création : 10.01.2005
Date de dernière mise à jour : 10.01.2005