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« L’information au service de l’innovation »
Compte-rendu de la 3ème journée franco-suisse en intelligence économique et veille stratégique
par François Courvoisier , Jacqueline Deschamps et Françoise Simonot

Le 15 juin 2006 s’est tenue à l’IUT de Besançon la troisième journée franco-suisse en intelligence économique et veille stratégique organisée en collaboration avec la Haute école de gestion Arc de Neuchâtel, la Haute école de gestion de Genève et l’Université de Franche-Comté. Cette journée a fait suite aux deux précédentes éditions tenues à Neuchâtel en 2004 sur le thème « Comment anticiper, comment surveiller la concurrence ? » puis en 2005 sur le thème « Intelligence économique et réseaux ». Cette manifestation a pu avoir lieu grâce à une collaboration académique initiée en 2003 autour du lancement en Suisse d’études postgrades en intelligence économique et veille stratégique. En ouverture de ce colloque, présidé par Mme Françoise Simonot, professeur et chef du département Information-Communication, le directeur de l’IUT M. Joël-Pierre Eugène adresse une cordiale bienvenue aux participants. Madame Simonot rappelle que cette journée a pour but un échange d’expériences sur l’intelligence économique et la veille stratégique entre universités, consultants et entreprises.

Exposé de M. Jean Michel

Le premier exposé de la journée est réalisé par Jean Michel, consultant et formateur, qui a notamment accompagné la constitution du pôle régional des microtechniques en Franche-Comté. Pour innover, affirme Jean Michel, il ne suffit pas d’avoir un coup de génie : la méthode est prépondérante ! Il de faut pas perdre de vue le marché derrière l’innovation, c’est-à-dire les acheteurs potentiels. Pour le conférencier, l’innovation est un décalage, un déplacement pour avoir une autre représentation mentale de l’existant. Adepte de néologismes et de concepts porteurs de sens, Jean Michel suggère aussi des combinaisons nouvelles entre l’information et l’innovation : « infonovation » et « innoformation », qu’il illustre par un tableau croisé entre ces deux variables :

 

  Innovation (-) Innovation (+)
Information (-)
Déclin assuré
« Concours Lépine » (produits miracles)
Information (+)
Suivisme, reproduction de l’existant
C’est gagné ! $, £, €, CHF !

 

La méthode à adopter est une intelligente combinaison pour « in-nover » et « in-former » (mettre du neuf dans une forme), donc « trans-former ». L’innovation est un processus de déconstruction-reconstruction pour déplacer les représentations mentales, tout en veillant à neutraliser les phénomènes de blocage. Afin d’innover, il faut naturellement disposer au bon moment d’informations pertinentes selon les besoins du marché (market pull) ou selon les résultats de la recherche et du développement technique et scientifique (technology push). Chaque entreprise développera et maintiendra donc son propre système de gestion d’informations. L’information est un regard porté sur le monde, en toute subjectivité. Elle est source de progrès lorsqu’elle s’échange, c’est ce qui fait la puissance de l’internet et des « blogs », mais déstabilise ceux et celles qui ne veulent pas la partager ! La connaissance est une prise de recul par rapport à l’information brute : on la modélise pour comprendre le monde et agir. Les construits cognitifs conduisent au knowledge management, ou gestion des connaissances qui peuvent se matérialiser ou non dans des documents partagés. Selon Jean Michel, nous sommes à l’âge de pierre de la gestion de l’information ! Il nous faut établir des règles de gestion de cette dernière et du partage des savoirs. La « transversalité » devient un besoin impérieux, car nous sommes mal préparés à l’émergence de la « soupe numérique » face à la liquéfaction info-documentaire. En conclusion, Jean Michel suggère les approches suivantes pour favoriser l’innovation en entreprise : procéder par analyse fonctionnelle, par analyse systémique et par management par projets.

Exposé de M. Jean-Claude Jeune

Directeur de l’ARIST de Franche-Comté, Jean-Claude Jeune développe ensuite le thème de la « créativité encadrée ». Cette dernière est souvent bridée par des contraintes techniques, des normes, des habitudes, etc. L’innovation viable possède un marché réel, elle est exploitable librement (donc pas protégée) et elle procure un avantage concurrentiel notable. L’exploitation de l’innovation engendre un certain nombre de risques : un risque commercial (des méventes, l’action de la concurrence), un risque technologique (une fiabilité déficiente), un risque juridique (des brevets antérieurs et des droits des tiers). Aujourd’hui, le temps de développement d’une innovation est bien supérieur au cycle de vie du produit sur le marché : il faut donc la rentabiliser très vite. On peut naturellement sous-traiter le développement et s’approcher de pôles de compétences technologiques. Les grandes questions que l’innovateur doit se poser sont : « faut-il breveter ou non ? » et « quand protéger » ? Selon Jean-Claude Jeune, ce ne doit être ni trop tôt, si les solutions techniques ne sont pas stabilisées, ni trop tard après la commercialisation. Les réponses apportées par l’orateur à la question « pourquoi ne pas protéger ? » sont les suivantes : tout d’abord, s’il est impossible de défendre son droit (par exemple parce que cela coûterait trop cher), ensuite, si la durée de vie d’un produit est courte, puis si l’invention est dans le savoir-faire plus que dans la technologie ou le procédé et, finalement, si d’autres solutions existent au même coût.

Au cas où l’innovation de l’entreprise ne se situe pas dans son métier de base, mieux vaut trouver des preneurs de licence, procéder par cession, transfert ou partenariat. Si elle se situe dans le cœur de métier, on peut alors procéder par « endogénéisation ». Il ne faut pas perdre de vue qu’innover demande de toute façon des ressources importantes, financières et humaines. L’entreprise doit se méfier des innovations de rupture qui bouleversent un secteur d’activités : Jean-Claude Jeune cite par exemple le spiral qui a tué l’horloge franc-comtoise, car dès lors on a pu transporter l’heure !

Exposé de M. Pierre Gandel

Le métier de la société de Pierre Gandel, directeur de Moving Magnet Technologies SA (MMT) à Besançon, est le licensing, soit la cession de licences de composants automobiles (moteurs, actionneurs, capteurs) dans le monde entier. Pour la recherche d’information, il s’appuie sur des partenaires comme l’ARIST et l’ARIE, ainsi que sur des sources incontournables comme Delphon.com, les salons professionnels et les contacts avec les clients. MMT dispose d’une cellule de veille technologique efficace : des collecteurs établissent des fiches de collecte, ils procèdent à des tris puis des analyses, établissent des rapports de synthèse qui alimentent un tableau de bord de l’innovation stocké sur support informatique. Ces rapports de synthèse se font par business unit à court, moyen et long terme. La direction de MMT réagit à ces informations pour prendre des décisions appropriées. Une personne est responsable de l’intelligence économique, 15 collaborateurs et 3 animateurs sont continuellement impliqués dans la cellule de veille. Il s’agit d’optimaliser la gestion du temps, de faire circuler rapidement l’information et de faire preuve de réactivité, le cas échéant.

Chez MMT, la culture de l’innovation est nourrie par la connaissance des applications et des besoins du marché. Elle s’appuie sur un marketing fort, en contact avec le client, anticipant les applications dont ce dernier aura besoin. La veille technologique est fondamentale, de même que la protection efficace des idées par des brevets. Il est nécessaire de bien connaître la concurrence tout en ayant conscience de la qualité de son idée, tout en ayant procédé par recherche d’antériorité. En 15 ans, MMT a déposé plus de 100 brevets et cédé près de 70 licences d’exploitation. MMT a fait son business model du concept « l’information au service de l’innovation ». Les collaborateurs, d’une grande stabilité professionnelle, sont motivés à récolter de l’information, stimulés notamment par le challenge du meilleur veilleur. La chaîne de valeur de MMT peut être schématisée ainsi :

Information > Innovation > Protection > Revenus

Sur le marché de l’innovation, MMT est en concurrence directe avec les centres de R&D des grands équipementiers automobiles.

Exposé de M. Marc Schuler

Dixi Polytool SA, située au Locle, a un tout autre métier que MMT : la fabrication d’outillages industriels en tungstène et carbure monobloc. Ses clients sont des entreprises horlogères, médicales, des secteurs de l’automobile et de l’aéronautique. Son directeur, Marc Schuler, explique comment Dixi Polytool a passé d’une « approche produit », il y a 5 ans encore, à une « approche marché ». Le changement de culture a été assez important, même si le marché reste à peu près le même. Les départements de vente et de marketing sont devenus les moteurs de la société, même dans des niches très techniques. La démarche de type marché est double, et son aspect communicationnel fondamental : dans le sens marché > Dixi, Marc Schuler relève les flux d’information classiques suivants : les demandes des clients, les informations sur les concurrents, les informations émanant de la vente, la presse spécialisée, les foires et expositions, les recherches universitaires et sur les nouveaux matériaux. Dans le sens inverse Dixi > marché, les flux les plus importants sont : les activités de vente, les conseils techniques sur projets par les ingénieurs d’applications, les catalogues et flyers, les activités de rédaction technique, les foires où Dixi expose, la publicité, les conférences, le sponsoring et les events (comme par exemple l’invitation de clients à un match de hockey).

Suite à un diagnostic d’entreprise, il a été relevé que Dixi était faible pour récolter et structurer l’information provenant du marché : cette dernière n’était ni formalisée, ni partagée. Il a donc été décidé de créer une cellule de veille, avec les besoins en information suivants : les spécificités des concurrents, leurs prix, leurs technologies, les produits de substitution et toutes autres informations marketing des concurrents. Dans le cadre de son travail de diplôme, une étudiante de la Haute école de gestion Arc de Neuchâtel a analysé les besoins, déterminé les éléments clés de la veille et contribué à l’implémentation de cette dernière. Elle a notamment mis le doigt sur le fait que l’information disponible est abondante, mais non formalisée, ainsi que sur le manque de connaissance des outils de recherche sur internet par les collaborateurs de Dixi Polytool.

Les étapes de la méthodologie de veille ont été les suivantes : sensibiliser les collaborateurs (étape fondamentale), impliquer la direction de l’entreprise, définir exactement les éléments à intégrer dans la veille, mettre en place cette dernière, procéder à une séance de lancement de la veille, puis assurer le suivi de la direction pour garantir la viabilité et la pérennisation du système. Ce processus s’appuie sur le cycle bien connu du renseignement : collecter > analyser > interpréter > diffuser. La base de la prise d’informations est la « feuille de veille », les sources les plus importantes sont les clients, les fournisseurs, la presse spécialisée, les foires-expositions, les sites internet des concurrents, les agents internationaux, les centres de recherche et les associations faîtières.

Ensuite, le traitement et l’analyse de l’information se font par une synthèse des fiches dans Excel et un chargement sur l’intranet de Dixi Polytool. En outre, la direction commerciale extrait des informations hebdomadaires des rapports de visites qui n’auraient pas fait l’objet d’une fiche. L’information est ensuite partagée avec le département R&D.

Jusqu’au début de 2006, la diffusion de l’information se faisait par simples discussions informelles. Depuis la fin du premier trimestre de cette année, l’information structurée selon la méthodologie décrite ci-dessus est réinjectée dans les réunions de vente et les réunions techniques. Les outils de veille mis en place sont les fiches d’information, le système de classement, les alertes Google et l’introduction de la veille concurrentielle, qui est dorénavant inscrite dans le Manuel Qualité de la société.

De cette expérience de mise en place d’un processus de veille, Marc Schuler tire les leçons suivantes : tout d’abord, le management doit profondément s’investir pour changer les méthodes de travail ; ensuite, un suivi régulier doit être assuré avec les vendeurs ; puis il faut être strict, avec soi-même et ses collaborateurs pour ancrer le système dans les habitudes de travail ; finalement, l’information doit être diffusée et partagée pour crédibiliser le système.

Exposé de M. Laurent Sage

Directeur de l’information auprès de la Chambre de Commerce du Doubs, Laurent Sage indique que cette dernière bénéficie d’une nouvelle organisation depuis 2002. En effet, elle a désormais une orientation plus prospective pour déceler les enjeux clés et se trouver plus à l’écoute des entreprises-membres. La veille permet de voir comment l’environnement évolue, notamment au travers d’une revue de presse régulière, d’une veille internet et de l’activité de groupes de travail. Le système d’information permet une écoute des partenaires et une mise en relation de ceux-ci. Un centre appelé « I2E » permet de construire une recherche et une veille sur internet mutualisée. Des veilleurs par thème peuvent capter l’information au moyen d’outils avancés et la mettre sur une plateforme. L’information est ensuite diffusée aux partenaires et entreprises de la CCI du Doubs. Les préoccupations de ces derniers sont largement orientées vers les effets de la mondialisation sur leurs affaires, notamment en ce qui concerne l’embauche et le licenciement du personnel.

Exposé de M. Stéphane Koch

Stéphane Koch, directeur d’Intelligentzia à Genève, parle ensuite des sources ouvertes de l’information : il s’agit de sécuriser la structure de l’entreprise qui innove. Ces sources ouvertes sont nombreuses : tout d’abord le téléphone, l’e-mail et le contact humain ; ensuite le web visible et invisible, les newsgroups, les forums de discussion, les archives web « off line » et les métadonnées (documents MS Office). Les accès sont multiples, notamment par les moteurs Google, Yahoo et MSN, mais parfois fragmentés : par exemple, on n’obtient pas les mêmes occurrences, ou les mêmes dates de deux documents, en tapant deux suffixes de pays différents à ces deux moteurs. Le site www.jux2.com permet de comparer ce que l’on trouve ou non au moyen de ces trois moteurs. Selon Stéphane Koch, le web s’oriente de plus en plus vers les services comme les blogs et les tags.

Pour organiser sa recherche d’informations sur internet, il faut configurer sa machine et ses extensions, notamment avec le navigateur Firefox. Des outils de réseaux de compétences humains comme LikedIn, Plaxo et Viaduc peuvent être utiles. Les éléments trouvés peuvent être mis en veille pour donner du sens à la démarche. Le site www.technorati.com permet actuellement d’indexer plus de 44 millions de blogs ! Le logiciel gratuit www.websitewatcher.com permet d’être averti de changements sur des sites web surveillés au moyen de mots clés. Le logiciel www.netnewstracker.com recherche quotidiennement des phrases sélectionnées dans les news groups, et les envoie par e-mail au requérant. Stéphane Koch suggère également de veiller sur les statistiques de fréquentation de son propre site.

Exposé de Vincent Guyod

Vincent Guyod est directeur marketing d’Oxibis, à Morbier. Son entreprise développe, fabrique et vend une quinzaine de lignes de lunettes (plus de 300 références) de moyenne gamme. En outre, la Société gère la marque Exalto, de plus haut de gamme, qui compte 10 lignes et plus de 200 références. Oxibis a récemment lancé Dilem, une marque de lunettes « accessoires de mode » à branches interchangeables.

Oxibis procède à plusieurs types de veille et d’études : en premier lieu, la veille concurrentielle d’Oxibis se base sur une analyse des besoins, la recherche d’informations sur tous les supports disponibles (presse professionnelle, bilans de sociétés, internet), le traitement de l’information puis sa diffusion à l’interne. En deuxième lieu, la « veille tendances » est similaire à la veille concurrentielle, mais sur tous types de supports plus les salons, conférences, workshops (design, mobilier, mode, etc.), l’observation de vitrines et du look des gens. Cela aboutit à la création de « cahiers de tendances ». Troisièmement, la réalisation d’études qualitatives et quantitatives ad hoc permet de mieux cerner la demande et segmenter les gammes, comme une étude faite auprès de 200 opticiens. D’autre part, des études socio-marketing sont aussi entreprises pour dégager les tendances de fond de la société : le lancement de Dilem s’est notamment appuyé sur une telle étude. Finalement, la protection des innovations est réalisée après avoir recouru à une « veille brevets », et tous les modèles Oxibis sont désormais brevetés suite à des problèmes de contrefaçon que l’entreprise a subis.

La lunetterie étant un secteur très concurrentiel, l’innovation et la protection de cette dernière font partie intégrante de la culture de l’entreprise, comme les formes de veille et de recherche évoquées ci-dessus.

Exposé de M. Karim Benzineb

Linguiste-traducteur de formation, Directeur de Metaread à Genève, Karim Benzineb a fondé son entreprise en 2001 et développé des outils d’aide à la traduction, puis des outils de recherche de documents similaires autres que les mots : des contenus de textes et des textes complets. Il fabrique des « meta-données » à partir de textes complets pour procéder à des recherches sémantiques dans plusieurs langues. Chez Metaread, l’innovation est déclenchée de manière exogène : elle crée le marché ! Souvent, il n’est pas possible de la gérer en interne, dans la petite équipe de cinq personnes, et Metaread s’appuie fréquemment sur des travaux académiques existants, puis les améliore.

L’innovation est nécessaire à la survie de Metaread : chaque collaborateur a accès aux mêmes sources de données innovantes. S’il ne trouve pas de solution, un autre fournisseur de données sera choisi, ce n’est qu’une question de temps ! Les sources d’information pour innover sont en grande majorité internet (deux tiers des sources, mais pas toujours fiables, avec risque de partir sur de fausses pistes), les chercheurs universitaires (sources généralement fiables) et les livres et publications. Innover, pour Metaread, c’est écouter le client, comprendre ce qu’il demande, faire le point sur les solutions existantes (technologies, avantages, prix). Ensuite, il faut aller très vite et faire mieux que l’existant dans l’ingénierie des logiciels, soit optimiser les technologies existantes en prenant l’approche client la plus pertinente.

En guise de conclusion, Jean Michel dégage trois facteurs clés de succès dans la mise en place de systèmes d’information au service de l’innovation :

  • le succès dépend plus du savoir des hommes et de l’organisation interne basée sur une culture d’entreprise orientée vers l’innovation que d’une solution technologique ;
  • ce n’est pas parce que l’on collecte de l’information que l’on est gagnant, il faut ensuite la structurer et modifier la culture de l’organisation ;
  • pour « tenir la distance », il faut crédibiliser le système en le pérennisant.

Août 2006
Dr. François Courvoisier – Professeur, HEG Arc de Neuchâtel
Dr. Jacqueline Deschamps – Professeur, HEG de Genève
Mme Françoise Simonot – Professeur, Chef du département Information-Communication, IUT de Besançon, Université de Franche-Comté

© Ressi, no.4, octobre 2006, ISSN 1661-1802, tous droits réservés Retour en haut de la page

Date de création : 10.10.2006
Date de dernière mise à jour : 15.10.2006