NDLR : A l’occasion d’une rencontre du Forum des Archivistes genevois, Monsieur Andreas Kellerhals, directeur des Archives fédérales suisses est intervenu sur le thème de la solidari-té archivistique. La finalité première du texte qui a servi de support à son intervention n’était certes pas la publication mais le contenu étant intéressant, nous avons décidé de le proposer à nos lecteurs.
S’il est question de solidarité inter-archivistique, donc de projets de soutien entre Archives auxquels les Archives fédérales suisses (AFS) participent, c’est d’habitude le projet de coo-pération avec les Archives nationales d’Albanie qui est mentionné en premier.
Programme de modernisation des archives d’Albanie
Ce projet court depuis 1994 et il est le programme d’entraide le plus complet que nous ayons réalisé. Grâce au financement de la Direction du développement et de la coopération (DDC) et à l’aide de nos experts, les Archives nationales d’Albanie ont pu être modernisées fonda-mentalement. Les locaux administratifs et magasins d’archives ont été entièrement rénovés et un système IT complet a été mis en place. Ce projet de longue haleine a engendré en outre une large palette d’actions complémentaires, telles que l’édiction d’une nouvelle loi sur les archives, la digitalisation des instruments de recherche, la création d’un site internet per-mettant l’interrogation des fonds d’archives (1), l’ouverture d’une nouvelle salle de lecture et la mise en place d’une formation en archivistique pour la région. L’engagement de la Suisse auprès des Archives nationales d’Albanie a ainsi permis de renforcer la position de cette ins-titution auprès de son gouvernement et du public et a surtout permis la promotion de la « bonne gouvernance » pendant la période de transition en Albanie.
Cela dit, il ne faut pas oublier que c’est aussi un projet qui a traversé nombre troubles politi-ques : chez notre partenaire de projet se sont succédés trois gouvernements et quatre direc-teurs d’Archives – en 1997, pendant une courte guerre civile, nous avons même connu trois directeurs différents en six mois. Ces changements, ainsi que le dernier changement de gouvernement en juillet 2005, ont souvent occasionné d’importants retards dans l’avancement du projet.
Cette coopération avec l’Albanie est-elle typique de la solidarité archivistique ? Ou encore : Que faut-il entendre par solidarité archivistique ? Nous pouvons en donner une définition gé-nérique en parlant des efforts de la communauté archivistique internationale pour mener des projets d’assistance à l’étranger dans le but de développer les outils et l’expertise nécessaire aux communautés en voie de développement et à celles en transition. Adoptons cette pers-pective, mais n’oublions pas que le terme de solidarité a également une connotation plus combative provenant du mouvement ouvrier ou des mouvements de libération, un élément que l’on ne retrouve pas nécessairement dans la coopération entre gouvernements ou agen-ces étatiques.
Les formes d’actions de la communauté internationale sont diversifiées et la distinction entre coopération et solidarité reste parfois vague. Il est ainsi possible de trouver réunis sous cette appellation tant :
- La collaboration avec des partenaires pour partager informations et expériences pro-fessionnelles, ce qui représente plutôt une forme de partenariat qu’une action de so-lidarité au sens stricte du terme.
- Les échanges d’experts dans des buts de formation et d’enseignement. Dans ce contexte s’inscrit ainsi notre coopération au projet PIAF (2) mené par l’Association inter-nationale des archives francophones – un projet qui a récemment été présenté dans le cadre du Forum des Archivistes Genevois.
- La fourniture de fonds, d’expertise et/ou de matériel pour réaliser des projets archivis-tiques concrets.
Il faut noter en outre que la solidarité archivistique ne se déploie pas uniquement sur le plan international et dans l’axe nord-sud, mais également au niveau européen ou même national. Elle ne se limite pas non plus à une solidarité entre institutions mais peut aussi bien se dé-ployer entre professionnels. Les actions de solidarité peuvent donc viser à former des archi-vistes, à fortifier une institution d’Archives ou même à consolider, par l’appui aux Archives, la démocratie et l’état de droit ainsi que de protéger les droits de l’homme.
La solidarité archivistique a une longue tradition et au cours du temps les initiatives locales, régionales et internationales se sont multipliées. Il est toutefois difficile d’en obtenir une vision globale et les actions entreprises mériteraient souvent d’être coordonnées pour gagner en efficacité, au lieu de se trouver dans une situation de concurrence peu fructueuse entre les pays « donateurs ». Pour répondre à ce besoin d’orientation et de coordination, le Conseil International des Archives, à travers son projet « Archives solidaires », s’est attelé à la tâche du recensement des nombreuses formes d’assistance et de relations qui s’établissent entre institutions d’archives à travers le monde. (3)
Mais revenons à l’action des Archives fédérales suisses. Initialement grâce à la sensibilité de mes prédécesseurs, puis dès 1998, conformément à l’inscription du principe dans la loi sur l’archivage, les AFS ont poursuivi plusieurs projets de collaboration avec des institutions d’archives étrangères.
En jetant un regard en arrière, je crois pouvoir identifier quatre types d’action de notre part :
- Une première prise de conscience de notre responsabilité se manifeste dans l’engagement continu des AFS au sein du Conseil international des Archives depuis les années 1970 (Oscar Gauye en a été le président, Christoph Graf le vice-président et président de la Conférence Internationale de la Table rondes des Archives). La solidarité s’oriente vers la promotion de la fonction de l’archivage et les échanges dans la profes-sion. Il s’agit donc en première ligne d’une solidarité dans la profession et non entre les institutions.
- Depuis les années 1980, les AFS en tant qu’institution relativement nantie ont mené une série d’actions ponctuelles et bilatérales à l’égard des institutions les plus défavorisées. Ces actions étaient toutefois très dispersées et leurs résultats difficilement quantifiables. Cela englobait tant des activités de formation, des échanges de littérature, des visites scientifiques que l’élaboration de programmes de développement ou de numérisation, etc.
- La dissolution de l’ex-bloc soviétique et les besoins consécutifs en expertise et finance-ments européens sont ensuite venu modifier quelque peu la donne. Afin de mener une action efficace et concertée, la communauté archivistique européenne a dû concentrer son action. Dès ce moment, les AFS sont donc entrées dans une phase d’action intensive et recentrée. Conformément à une répartition tacite des sphères d’influence, l’Albanie a dès lors principalement bénéficié de notre expertise et de nos ressources. D’autres projets de coopération nous on également conduit en Lituanie (formation générale en collaboration avec la Suède), en Russie (numérisation des archives de la KOMINTERN).
- Par la suite, nous avons été motivés par une volonté d’action plus générale et moins immédiatement basée sur les besoins matériels des institutions aidées. En collaboration avec la Direction du développement et de la coopération (DDC), les AFS ont lancé un programme de sensibilisation intitulé « Information et bonne gouvernance ». L’objectif était de sensibiliser les institutions d’archives de pays émergents aux liens étroits qui existent entre la gestion de l’information et des documents, d’une part, et l’Etat de droit et le processus de démocratisation, d’autre part. Cet ambitieux programme ainsi que le volume global de notre action d’entraide a toutefois dû être drastiquement redimensionné en raison de contraintes politiques et financières.
Cette distinction de quatre types d’actions reste toutefois purement analytique. Les différents styles d’engagement des AFS ne se sont pas succédé dans le temps. Chaque nouveau projet a englobé la somme des expériences faites précédemment (lessons learned) pour évoluer vers la forme d’action la plus adaptée à l’objectif poursuivi. La solidarité archivistique telle que pratiquée par les AFS présente donc un mélange de formes, d’actions et d’objectifs comme vous pourrez le constater dans les deux exemples suivants :
- INCOMKA, programme international de numérisation et d'indexation des archives de la IIIème Internationale – dite Internationale communiste ou Komintern – est l’un des plus grands projets de coopération archivistique jamais entrepris. Le projet piloté par le Conseil International des Archives (ICA), placé sous l'égide du Conseil de l'Europe et soutenu par huit organisations partenaires, dont les AFS, a conduit, après 10 ans de travail, à la réalisation et l’enrichissement d'une base de données documentaire consacrée au communisme interna-tional. Regroupant l'ensemble des inventaires du fonds du Komintern (22 000 pages et 1 059 354 documents numérisés choisis par un comité scientifique), cette base constitue une réelle avancée pour les chercheurs qui s'intéressent à l'histoire politique de l'Entre-deux-guerres. Ce projet est donc un projet multilatéral qui ne s’adresse pas à un seul pays bénéficiaire mais inclut le partenaire russe comme partenaire équivalent et qui a comme objectif d’une part de renforcer les institutions des Archives mais également de promouvoir la transition démocratique en Russie, en empêchant une relecture de l’histoire glorifiant les phases non-démocratiques, voir dictatoriales.
- Nous nous concentrons aujourd’hui sur des activités axées sur la thématique « Archives et Droit de l’homme » dont voilà l’un des projets conduits par les AFS : Accueil d’une copie des archives de la police guatémaltèque. En ma qualité de responsable de l’axe de programme prioritaire du CIA intitulé « Défense et promotion des archives », j’ai souhaité plaider notre cause auprès du Conseil des droits de l’homme, qui siège à Genève. Organisé conjointement par les AFS, le DFAE et le CIA, un side-event fut donc proposé aux délégués du Conseil, afin de les sensibiliser à l’importance des archives pour la défense des droits de l’homme. Dans le panel d’intervenants, une émissaire du procureur national des droits de l’homme au Guatemala a relaté les faits suivants afin d’appuyer notre démonstration :
En 1996, des accords de paix ont mis fin à un conflit qui a duré plusieurs décennies au Gua-temala. Par la suite, le gouvernement a toujours nié l’existence d’archives de police. Toute-fois, en 2005, on découvre par hasard environ 8km/l d’archives de la police nationale dans les caves d’une caserne : rapports de police, plans, décrets officiels sont empilés à même le sol, disposés là comme de simples déchets. C’est la compilation la plus importante de ce genre découverte en Amérique latine. Grâce au soutien de la coopération internationale, plus de 200 personnes travaillent aujourd’hui à la remise en état de ces archives, à leur conserva-tion et à la mise en place d’une réglementation de consultation. A ce jour, presque 1,5 millions de documents ont pu être numérisés, un travail de recherche est effectué parallèlement afin de clarifier nombre de cas de violations des droits humains. Ces informations étant des plus sensibles, les archives ne sont toutefois pas à l’abri d’une tentative de destruction à la faveur d’un éventuel retournement politique. Au terme de la table-ronde, la Suisse s’est donc déclarée prête à accueillir une copie de sécurité des archives de la police nationale du Gua-temala dans le but d’en assurer la sauvegarde à long terme.
Voilà donc un échantillon d’exemples concrets de la solidarité archivistique telle que pratiquée par les AFS. Malgré cela, le concept même de solidarité archivistique reste une notion vivante qu’il faut sans cesse redéfinir au gré des changements d’ordre politique, économique et/ou éthique que connaissent nos institutions. Pour preuve en est le fait que la question a encore été discutée lors de la première journée des archivistes nationaux dans le cadre de la dernière Conférence Internationale de la Table rondes des Archives, qui s’est tenue il y a quelques semaines à Québec :
Un retour sur investissement doit-il devenir le critère pour octroyer son aide à des institutions démunies ? Et ce, afin d’éviter de disperser ses ressources pour arroser le désert. Ou bien la solidarité est-elle une action qui se doit d’être désintéressée et affranchie de telles notions d’ordre économique ? Toute institution archivistique légitimée mérite-t-elle un soutien ?
La réponse qui se profile actuellement est qu’un acte de solidarité doit toujours être un acte de solidarité responsable qui inclut la faculté de rendre des comptes. Il faut certes viser un retour sur investissement, même indirect. Mais le critère décisif semble plutôt être la capacité à convaincre nos décideurs politiques. Et l’inscription de tels projets dans une perspective de développement durable nous facilite cette tâche. Renforcer l’état de droit et la démocratie est un bon retour sur investissement, même si nous risquons de nous retrouver proches des missionnaires, en faisant la promotion du système politique juste en lieu et place du dieu juste. La solidarité reste donc un acte à la balance délicate.
1) http://www.albarchive.gov.al
2) Portail International Archivistique Francophone : www.piaf-archives.org/
3) Groupe de travail « Archives solidaires » créé en 2000 ; http://archives3.concordia.ca/Solidarity/quoi.html
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