En attendant la rentrée et les articles des étudiants actuels sur l’avancée de leurs projets de recherche, nous vous proposons un article sur le travail de deux diplômées de la volée 2014-2016 : Marion Destraz et Séverine Gaudard
En 1975, quand Grisélidis Réal (écrivain, artiste peintre, prostituée) ouvrait, dans son appartement du quartier des Pâquis, un Centre international de documentation sur la prostitution, elle n’avait pas derrière elle de formation de documentaliste, ni d’expérience dans le domaine. Juste une constatation : il y avait un manque d’information, dans un domaine qu’elle connaissait bien. Et la prostitution, c’était, avec la révolution, sa vocation.
Dixit : « Dans aucune bibliothèque, dans aucun centre de documentation officiel, social, féministe, religieux, on ne dispose d’archives sur la Prostitution, sujet maudit, tabou, escamoté, boycotté partout. Pour leurs travaux de recherche, diplômes, licences et autres, ces demoiselles, après s’être vu refuser partout (car les rares organismes qui disposeraient de quelques vagues informations les cachent!) viennent me supplier chez moi, où elles trouvent, alors, absolument TOUT, et gratuit. Est-ce normal, dites moi, qu’une vieille Pute des Pâquis doive fournir en matériel sociologique les étudiantes de toutes les écoles, Instituts et Université de Suisse romande, matériel qu’elle a payé de son Cul ? » RÉAL, Grisélidis, 2006 (La passe imaginaire. Paris : Gallimard).
Pendant trente ans, Grisélidis Réal a rassemblé, dans son minuscule appartement, une documentation abondante. Sur le travail du sexe, principalement, mais aussi sur des sujets attenants (violences sexuelles, mœurs, traite des êtres humains, …), et également sur de nombreux sujets qui lui tenaient à cœur (prisons, psychiatrie, santé en général, inégalités en tout genre, …). Les coupures de presse côtoient articles scientifiques, brochures et monographies qu’elle trouvait en menant une veille méthodique, ou lui était fourni par ses nombreux contacts partout dans le monde. Elle les photocopiait en plusieurs exemplaires et les distribuait aux travailleur.euses du sexe, clients ou chercheur.euses qui en faisaient la demande, voir à ceux qui n’avaient rien demandé du tout.
A son décès, en 2005, le centre de documentation est resté orphelin. Les enfants de Grisélidis Réal, face à la masse documentaire, on pris la décision de faire un premier tri et ont séparé ces archives en deux. Une partie rassemblant les documents en lien avec la vie artistique de leur mère, textes littéraires et dessins ou peintures, a été déposée aux archives littéraires suisses. L’autre partie, le centre de documentation et d’autres documents militants (correspondance, tracts, PVs d’associations, …) a été remise à l’association Aspasie, qui défend les intérêts des travailleurs.euses du sexe.
Il a fallu dix ans de démarchage à Aspasie pour trouver le financement nécessaires à faire traiter ce fonds, pourtant unique. Grisélidis Réal n’avait pas tort : l’information sur la prostitution reste difficile à trouver.
Mandatées par l’association, nous nous sommes retrouvées face à 18 mètres linéaires de documentation. Une partie avait déjà été triée et répertoriée, déjà par Grisélidis Réal, puis par une archiviste qui a réalisé un récolement en 2017. Le reste représentait plusieurs cartons banane remplis à ras bord de coupures de presse en vrac. Après avoir pris connaissance du fonds, nous avons réalisé un premier plan de classement, en nous aidant également d’un travail de bachelor (GUISADO, QUINTAJÈ, THULI 2009). Puis nous avons relevé nos manches et trié le fonds en suivant ce plan que nous avons adapté au fil des découvertes, qui ont rythmé nos journées pendant neuf mois. Le travail de conditionnement des documents, en relativement bon état sauf quelques moisissures, a été effectué en parallèle avec la description des dossiers sur le logiciel Access to Memory (AtoM). Nous n’avons eu cesse d’être impressionnées par l’important travail de collecte et de classification de la documentation réalisé par Grisélidis Réal. Sa personnalité nous a aussi beaucoup marquées au travers des notes manuscrites qu’elle a laissées en commentaires à certains articles et à ses lettres ouvertes enflammées.
Ce fonds est maintenant consultable, et même déjà consulté, au Centre Grisélidis Réal, local mis à disposition gracieusement par la Ville de Genève. L’inventaire du fonds est également disponible en ligne. Mais la problématique ne s’arrête pas là. Au delà du fonds Grisélidis Réal, il y a les archives de l’association Aspasie ; et au-delà d’Aspasie, il y a de nombreuses associations, à Genève et ailleurs, dont les archives prennent la poussière dans des caves, faute de moyens, de place et de compétences pour les préserver et les traiter.
Il nous semble pourtant (et de manière tout à fait subjective, avouons-le), que les associations sont en train de prendre conscience de la valeur de leur histoire, et du danger que le temps qui passe pose aux traces qu’elles ont laissées. Elles manquent toujours d’argent, évidemment, et les missions qu’elles remplissent sont bien trop importantes, au présent, pour laisser trop de moyens pour s’inquiéter du passé et de ce qui sera laissé au futur. Mais la préoccupation est là, et les exemples réussis existent déjà : nous pouvons citer les archives du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) et le travail des Archives contestataires. D’autres projets sont en cours, comme la collecte d’archives autour des mouvements LGBTIQ à Genève Mémoires LGBTIQ en Ville de Genève.
Le problème des archives associatives, on veut le croire, est un sujet d’avenir. Et une mission importante, pour nous spécialistes de l’information : transmettre la connaissance des luttes passées vers un futur qui risque bien d’en avoir grand besoin.
Marion Destraz
Séverine Gaudard
Référence :
GUISADO, Patricia, QUINTAJÈ, Doris et THULI, Mila, 2009. Conceptualisation pour la mise en place du Centre d’information Grisélidis Réal – Documentation internationale sur la prostitution [en ligne]. Travail de bachelor. Genève : Haute école de gestion de Genève. [Consulté le 9 janvier 2019]. Disponible à l’adresse : https://doc.rero.ch/record/12962/files/TDB_2095.pdf
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