Babel corrompue

Classé dans : Curation des données | 0

L’univers (que d’autres appellent le Datavers) se compose d’une superposition indéterminée de salles aux murs polis, chargées d’abriter et de pourvoir aux interminables rangées de serveurs, d’ordinateurs et de baies de stockage qui, dans l’air aseptisé du centre de données, font résonner leur vrombissement étouffé. C’est là que j’ai retrouvé ta photo. On t’y voit avec Grand-père, qui te tient les mains.

La photo est arrivée comme tout le reste. Un fichier numérique, encodé puis décodé, des suites de signaux, innombrables, acheminés jusqu’aux disques par le truchement des puces en silicium. Ici les données grouillent, elles traversent l’univers de part en part, elles voudraient aller partout, mais des mains se chargent de veiller à ce qu’elles restent à leur place. Ce sont les mains des data curators, soutenues par les data librarians et les data engineers — toutes subordonnées au data steward. Leurs fonctions sont respectivement celles de veiller aux données, aux traitements qu’elles subissent et à leur qualité, de trouver des solutions d’archivage afin d’aider les chercheurs et chercheuses à gérer leurs données, de concevoir les infrastructures pour travailler avec les données et, en somme, de prendre en charge la politique de gouvernance de l’univers.

En vérité, tout cela agit comme un seul organisme. Les données sont ingérées, digérées — c’est-à-dire traitées, rattachées à des métadonnées descriptives et métabolisées en un format plus facile à conserver sur le long terme —, puis expulsées, quand vient le temps pour quelqu’un de les consulter. Et quand cet organisme fonctionne, tout va pour le mieux. Ta photo reste là, gardée précieusement, disponible. Mais quand l’organisme se sclérose, alors les choses prennent une tournure bien différente… 

Les données peuvent se perdre, c’est un risque, il découle de l’usure des choses et du temps. Néanmoins, pour lutter contre ce fait, les petites mains s’agitent, s’ingénient à défier les lois de l’univers. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que l’on parle de « curation » des données, le Littré nous le rappelle clairement : le mot tire son origine de curationem et de curare, désignant tous deux la cure. Car les données sont malades, et les soins sont laborieux. Heureusement, pour tenter de pallier ce problème, pour le repousser loin, toujours plus loin, jusqu’à nous donner l’impression, l’espoir qu’il n’est plus, un subterfuge existe.

On parle volontiers de sauver des données, non, de les sauvegarder, c’est-à-dire d’en préserver une copie par l’acte même de les transférer sur une base de données. Seulement, par cette opération a priori anodine, on substitue en vérité l’original par la copie, on crée un nouveau réel qui se superpose au premier, une idée que Jean Baudrillard lui-même n’aurait pas niée :

« La simulation […] est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire et, s’il fallait reprendre la fable [de Borges], c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte. » (Baudrillard 1981, p. 10)

Ainsi sont sauvées les données, par le biais de copies, de simulacres qui se succèdent dans la durée, avec l’espoir que persiste l’essence de l’original — à force de réactualisations. Si bien qu’au fil du temps les données, après nombre de sauvegardes, d’adaptations, de redescriptions et de formatages, deviennent simultanément identiques et étrangères à ce qu’elles étaient. Pourtant cette mécanique de conservation (qui par bien des aspects nous rappellerait un certain navire) nous est plus familière qu’il n’y paraît, puisque la préservation du souvenir par le biais de réactualisations constitue en fait la base de notre mémoire humaine.

En effet, nos souvenirs ne restent pas sagement en nous, ils doivent y être maintenus. Il s’agit là d’un effort continu :

« [les] informations sont toujours transformées et remaniées, en fonction de facteurs multiples, notamment les indices externes qui favorisent la récupération, mais aussi les connaissances plus générales, les objectifs et les aspirations du sujet. » (Eustache 2019, p. 2-3)

Car la mémoire humaine possède un « caractère dynamique et reconstitutif » (Eustache 2019, p. 8) lui permettant une grande capacité d’adaptation, mais faisant d’elle un outil à double tranchant : « Cette construction permanente est un jeu subtil entre mémoire et oubli, ce qui explique la force et aussi la fragilité de la mémoire. » (idem.). De fait, qu’elle soit humaine ou non, la mémoire reste sujette au délitement.

Ta photo ne fait pas exception. On a beau la choyer, le temps la brûle et la consume. Même si, avec t̟o͓i̥, on n’avait rien vu venir ; parce que « La m̵a̸l̸a̸d̴ie débute par une a̒l̓t̏éͪr͌a̾t̉iͮo̍n͗ p̛͍r̘͠o̴̪g̨̼r͏̜e̸̱ṣ̡s̳̀i̯͜v̨̱ȩ̫ de la mémoire, d’apparition įņs̛i̢d͘ìęu̢şe̵ ̛ […] » (Cartier-Lacave & Sevin 2008, p. 4), et parce qu’il peut en aller de même pour une p̶h͘òt͏o͟ ̴. D’abord on ne voit rien mais, laissées à elles-mêmes, les choses se d̷͖é҉ͅg̷̩r̴̟a̴ͅd̛̼e͇͞n̨̹ṯ̷ ͚͠ ͏͙:

« Les m̶a̧l͘a͜d͝i̷ès͜ ͠ ̡ ̧ ńe͟ųr̷o͞d̕é̡g̢é̛n̕é́r҉a͝t͢i͏v̧e̢s͏ ́ (MND) constituent un groupe de pathologies progressives liées à un d͉ͨy̖ͫs̼͊f͖͂ô̗n͚͌c͇̾t̲̂i̙̔ȯ̩n̟̊n̩ͬe͕ͩm͚ͯe̤̍n̪̈́t̯͐ métabolique au sein du tissu nerveux, conduisant à la mort des neurones et à la d̛̘̋e̛̮̋š͙́t̡͚ͣŗ̦̔u̴͕̔c̗̅̕ț̶̄ï̶͓o͚͌͢ñ҉̫ du système nerveux. » (Cartier-Lacave & Sevin 2008, p. 2)

Parfois, l’univers ne vaut pas mieux qu’un amas de n͙̮̄͊e̲̞ͦ̅ṷ͈̇̐r̳̼ͩͣo̝͙ͦ̈́n̦̹ͪ̓ẽ̬͚̔s̗̮̆́. Après tout, les données ne sont pas seulement sujettes à l’o͏͓b̹͝s̶̤o̧̤l̷͖e̴͉ş̺c̸̠e̹͝n҉̯c̡̻e̛̫ ̸͚d̷̥e̺͡s̶͇ ̛ͅm̧̻ą͓c̢̘h̟͟i͏͔ń͇e̢͎s̸͍, des logiciels, à la prédation des hackers, etc., elles sont également « prone to ç͇o͓͡r̷͍r͖̕ù̝p̯͘t̮͡i̷̖o͕͜ń̼ ̖̕ » (Harvey 2010, p. 8). Mais ce sont des modèles utilisés, pensés c̻̐o̗ͣm̺ͨm̥̎ê̗ ̫ͤs̱͒’͕̿i͎̓l͖ͤs̹̉ ̤̀ṇ͒e͔ͣ ̹̓p͙̍o͖̒ü̟v̺͛a͕ͦĭ̪e͍ͤn̺ͨt͔ͯ ̯̓é̠̓p͙ͪr̥̾oͭͅu͙ͤv̱̓e̲ͮr̪̃ ̶͎̆l̗̔̕ȅ͕̕ ̨̝̒t̟̅͝ḙͫ̕m̞̿͜p͍̄̀s̨͇̀ ̵̥̂ — un peu comme on idéaliserait le concept stéréotypé de la Jeune-Fille — car les données « ne vieilli[ssent] pas, elle[s] se d͔̘é̞̩c̼ͅo̹̖m̪̼p̪͍o͎̝s̥ͅe̮̺[̞͔n̫̹t͎̗]͙̹. » (TIQQUN 2001, p. 43). D’où la nécessité d’une curation, pour m̸͙a̦͜i̡̼ǹͅţ͔ȩ͎n̗͜í̱r̲͝ encore ļ̻’̢̦i̶̻l̡̫l̴̙u̺͘s̴͓i̪͞o̩̕n̺͜ m±9}Ÿ»ÈPMÁ±;NC`dt»´æYëé. Pour ne pas voir disparaître ta p̯͢h̷̙ǫ̼t̸͚o҉ͅ.

Elle s’en va pourtant, _#ñ≠irun≤Èê|˚ÜÓ}∫ ˇ¥∑un¬ Dˆ˝£n∂÷ÒL¢Y u͈͛n̖̏ p͖̄e̪̓u͈̇ ̗̀p̲ͪl̖̋u͎̓s̫ͪ chaque instant Yá qUÃ_fl)∞àÜO<~„QÔÀ <ã.nÉ~6¸ùN )∏‘/$Ûn%ïGÃÎ 4ñÀÂÓ‡c¿´in$t@nt PO5¨1jh ÑGªfA¿>‘ºÀ∆S$å´‡≠Wª≥‘AÛÆÓÄ› ¬©v™ÿ¨÷,º ¶F,~ï?⁄„íg∏ À l’image des rÈ›ˇderËÈedC derniers portraits dUtermohlen, ¢3»ÇÓ,§`∞Äilt◊i üœôwπillˇµé◊à í6ͨilÃ[ V\e∏¡ il ne s’agit p̥͌l̘ͭu͙ͤśͅ ̙̅t̥̐o̬ͧu̝ͥt͕̑ ̦̑à͙̚ ̰̈f͙ͪá̩i̟ͮt̯͑ d’elle ÊtÈt_¯ß˛π˚MM#ÿZ∂¿‰(PWÕfl EtÓµé◊ et∏eÃí6Í ¨Ã[ÂV\e∏¡„ÊttÈt_¯ß Et j’ai bien peur ߲π˚MM#ÿ Z∂¿‰ (PW Õfl Óµé◊Ãí6ͨÃ[ÂV\ peur r∏¡„ÊÈ_¯qu߲π˚MMq#ÿZ∂¿ quu‰(PWÕfl r˙8+÷˜¶’Ô€» ÚéˇO•q} quiqu qui{‡üÿKˆãÒfiØm£j: Ó~_qJ˛é5õù≈ qu’il ne reste bientôt là …*ƒØë éÉÈ_}unÖ√Wù qu%9´À‹[á¬Q∆:87¢?öM1æ t÷˜‹[Kflïì¢óS qu“Æ O, qu’un souvenir consumé. JNLGhe*˜AO·ä˛∫ˇdÔ JÿQl…´xfi¬K J/Èj œ<ã.nÉ~6 ¸JùN¡ `JÄE~÷¸K˝ü? JdŸõ·}û™fiä⁄÷,JÀ\ÇøÌd J̻̀’̠̉a͙ͥi̥̚ bien p̩̎ȅ͓ủ̟ṙ̫ QÂ∆¨·3)Å íG˚†£¢~ŒKe“éáß˝å6 ppperq$‰åwnfi’ ÛflÎe ߲π˚MM#4 Ïèflp pGÏD© ™ï Ú¸u™≈ §W˜5 8a˘cÈJ ˜ppeuuWr€¨ ◊6s FÆÿœ prrrr ñpü ˚˛û$‘/Ù! †£¢~ŒKe ©¸úG ÿ‘›peur $q˘lyò#q qu™≈§W˜5 q¬œ¯Á@:è¡ˇ qÕa™¿wÕΩ ˛quèÁVF q¥≠#¬∫t⁄≠ qu‰lå÷’ê/˜zq_îˇ¥∑óæO`¯n8 qqqu+i÷r£È∏úp: qu’on ne te ȓ̮ȅ̟c̺̆o̦͂n̮̿ṇͬa̗͒ǐ͍s̯̒s̰ͣe̹͗ ÈCÆñ‰ PWÕfl  p<Æ≤˚&µÉO¿å«Ç?L’[ plwnfi’ê2ƒØëéÖëî7ñ p«kÏ â‰ÇËD>\Ú¸u ´pÀ‹[á¬Q ™≈§W˜5∂ püŒ€w¥´Ï;BÚ~\í ˜Kå p◊ßh?˛.¯÷9!“|=}iŒ∞›¨qlüs pê2Öëî7 p¡`ÄE~÷¸ñ«kÏ¡* pÒY pllO≠Ytrö“v pl@¿‰ÒYO≠Ytrö“v p<÷‚È`‑\#wrmntò>QO ”·KπcÑÜ≥ÚéˇO•}{‡üÿK plˆãÒfiØmp p p̤̓l͓͋u̳͊s̫ͦ vraiment. 



Ré̷̲̙͖͙̯̊̂̒͐́̐͗̋͠ͅféren̽̐̊̐ͪces̲̖̼

 

BAUDRILLARD, Jean, 1981. Simulacres et Simulation. Paris : Éditions Galilée.

 

 

BORGES, Jorge Luis, 1951. La Bibliothèque de Babel. In : Fictions. Paris : Gallimard. Folio.

 

 

CARTIER-LACAVE, Nathalie et SEVIN, Caroline, 2008. Maladies Neurodégénératives. Encyclopædia Universalis [en ligne]. 3 mars 2008. Disponible à l’adresse : https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/maladies-neurodegeneratives [consulté le 1 décembre 2024].

 

 

EUSTACHE, Francis, 2019. Mémoire. Encyclopædia Universalis [en ligne]. 19 juin 2019. Disponible à l’adresse : https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/memoire [consulté le 4 décembre 2024].

 

 

HARVEY, Douglas Ross, 2010. Digital curation: a how-to-do-it manual. New York : Neal-Schuman Publishers. How-to-do-it manuals, no. 170. ISBN 978-1- 55570-694-4.

 

 

LITTRÉ, Émile, 1874. Curation – définition, citations, étymologie. In : Dictionnaire de la langue française [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.littre.org/definition/curation [consulté le 4 décembre 2024].

 

 

TIQQUN, 2001. Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille. Paris : Éditions Mille et une nuits.

Carnet d'IdéeS - blog du Master IS

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *