Big Data et police prédictive

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Pouvoir prédire un crime avant qu’il ne se produise, fiction devenue réalité ? L’écrivain Philip K. Dick le fantasmait dans sa nouvelle « Minority Report » en 1975, où des mutants doués de précognition pouvaient prédire des crimes avant qu’ils n’aient lieu. Aujourd’hui, à l’heure des algorithmes et du Big Data, peut-on prédire le vol de son vélo ou du sac à main de grand-mère ?

À défaut d’être dotée de perception extra-sensorielle, la professeure assistante au département de sociologie de l’Université du Texas à Austin Sarah Brayne a passé deux ans et demi au sein du département de police de Los Angeles (LAPD) afin de conduire une étude qualitative sur l’évolution des pratiques de surveillance policière à l’ère du Big Data. Elle a ensuite publié le résultat de sa recherche dans un article de la revue American Sociological Review en août 2017 (Brayne 2017).

Palantir Homepage. Source : LAPD

Le LAPD utilise depuis 2011 une plateforme d’analyse de données issues du Big Data créée par la société Palantir Technologies. La société travaille également aux États-Unis pour la NSA, la CIA et le FBI, mais aurait également conclu un contrat avec la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) en France en 2016 (Palantir Technologies). L’utilisation du logiciel Palantir comme outil de police prédictive par la police de Los Angeles a facilité l’amplification des pratiques de surveillance tout en amenant des changements fondamentaux dans les habitudes de travail des policiers.

Quelles sont les nouvelles pratiques concernant la surveillance policière à l’ère du Big Data ?

Sarah Brayne propose plusieurs éléments concernant l’évolution des pratiques policières traditionnelles aux pratiques de surveillance généralisées offertes par le Big Data. Les plus grands changements se font néanmoins au niveau de l’inclusion facilitée des individus sans casiers judiciaires dans les bases de données policières. Par exemple, il existe aujourd’hui des moyens de surveillance à large échelle, comme des instruments de lecture automatique de plaques d’immatriculation capables de tracer tous les véhicules passant dans leur champ de vision. Et cela ne concerne pas uniquement les personnes suspectes, il suffit simplement que son véhicule roule à un endroit précis pour être inclus dans les bases de données des forces de l’ordre. D’une manière générale, des informations qui auparavant auraient nécessités un mandat de perquisition ou un document légal sont, maintenant et grâce au Big Data, beaucoup plus facilement et rapidement accessibles.

Un autre élément particulièrement important est que Palantir permet l’interconnexion de différentes bases de données. Alors qu’auparavant, les officiers de polices et analystes devaient effectuer leurs recherches dans des systèmes “silo” différents, par exemple les bases de données judiciaires, les réseaux sociaux, etc., désormais tout est connecté via l’interface de Palantir. Les liens entre individus sont par conséquent bien plus facile à créer et à identifier.

Le Big Data peut-il réduire ou au contraire renforcer les inégalités sociales existantes ?

Selon Sarah Brayne, le Big Data peut potentiellement réduire les inégalités sociales comme il peut au contraire les renforcer. Tout d’abord, si le Big Data est utilisé comme levier afin de diminuer les décisions basées sur les stéréotypes ethniques ou sociaux, si les données sont utilisées dans le but d’augmenter les informations concrètes à disposition des personnes qui prennent des décisions, alors le Big Data peut potentiellement être favorable à une réduction des inégalités. De plus, le Big Data permet aussi de surveiller la police elle-même. Récolter des données sur les pratiques policières permet de mettre la lumière sur des comportements biaisés et d’améliorer la transparence chez les forces de l’ordre.

Real-Time Crime Analysis Center (RACR) LAPD. Source : Sarah Brayne.

Par contre, selon la manière dont le Big Data est utilisé ou implémenté, il a également le pouvoir de placer les individus déjà sous le feu des projecteurs des forces de l’ordre dans de nouvelles et plus profondes procédures de surveillance. Les nouvelles pratiques de surveillance augmentent également la portée des citoyens que la police peut atteindre. Par exemple, la surveillance automatique des plaques d’immatriculation se fera plus facilement dans les quartiers pauvres soumis à une plus forte criminalité.

En définitive, il est crucial de comprendre les différentes étapes de la récolte des données et de leur analyse. Car bien que les algorithmes du Big Data sont censés être objectifs et non biaisés, ils héritent souvent des biais de leurs créateurs et utilisateurs. Les mathématiques sont neutres mais du moment qu’on alimente les algorithmes avec des données humaines et subjectives, la neutralité de la machine disparaît. L’algorithme de police prédictive risque alors de stigmatiser toujours les mêmes quartiers et leurs habitants. Et en l’occurrence, à Los Angeles, les programmes de police prédictive se basent largement sur les données du LAPD, une police qui a un large passé de violences racistes et de discriminations (Leloup 2018)…

Et en Suisse ?

En Suisse, l’utilisation du Big Data dans des algorithmes comme outil de police prédictive se fait également mais à moindre échelle. À Zurich par exemple, la police utilise le logiciel allemand « Precobs » (TDG, 2017) pour prévenir les cambriolages en se basant sur une analyse statistique (Quand la police devine le crime, 2018). Plus près de nous, en Suisse romande, on reste très prudent sur les libertés fondamentales des individus. Néanmoins, si on n’utilise pas (encore) d’algorithme prédictif, on se base par contre sur les données présentes dans la base de données commune des polices romandes pour l’analyse systématique de la délinquance sérielle (Birrer, 2010). À défaut donc de prévenir le crime comme l’entendait Philip K. Dick, les policiers romands utilisent cette analyse pour tenter de découvrir des schémas et des tendances qui peuvent potentiellement se reproduire dans le futur (Quand la police devine le crime, 2018).

Bibliographie

BIRRER, Stéphane, 2010. Analyse systématique et permanente de la délinquance sérielle : place des statistiques criminelles ; apport des approches situationnelles pour un système de classification ; perspectives en matière de coopération [en ligne]. Lausanne : Université de Lausanne. Thèse de doctorat. [Consulté le 21 novembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_183D2A096F2C.P001/REF.pdf

BRAYNE, Sarah, 2017. Big Data Surveillance : The Case of Policing. American Sociological Review. 2017. Vol 82(5), pp. 977-1008. doi : 10.1177/0003122417725865.

LELOUP, Damien, 2018. « A Los Angeles, l’ombre de Palantir sur un logiciel décrié de police prédictive ». lemonde.fr [en ligne]. 9 octobre 2018. [Consulté le 21 novembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/09/a-los-angeles-l-ombre-de-palantir-sur-un-logiciel-decrie-de-police-predictive_5366955_4408996.html

Palantir Technologies. Wikipédia : l’encyclopédie libre [en ligne]. Dernière modification de la page le 20 novembre 2018 à 03:14. [Consulté le 21 novembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palantir_Technologies

Quand la police devine le crime [émission TV] Temps Présent [en ligne]. 29 mars 2018. [Consulté le 21 novembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://pages.rts.ch/emissions/temps-present/international/9331725-quand-la-police-devine-le-crime.html

TDG, 2017. « Des boules de cristal 2.0 pour lutter contre le crime ». tdg.ch [en ligne]. 24 juin 2017. [Consulté le 21 novembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://www.tdg.ch/suisse/boules-cristal-20-lutter-crime/story/19360643

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