Enfant, j’étais fasciné par un grand poste de radio que mes grands-parents avaient dans leur salon. La voix du speaker, chaleureuse et proche, me donnait envie de démonter la radio pour y retrouver le bonhomme à l’intérieur.
Quand j’entends parler aujourd’hui du réseau social Facebook, je note que les grandes personnes posent des questions semblables à celles que je me posais enfant, plus complexes, peut-être, mais tout aussi mal armées pour comprendre comment, et dans quel but, fonctionne ce réseau social qui a pris tant de place dans nos vies quotidiennes. Les débats en sont souvent réduits à faire le portrait de son patron, cet “informaticien génial” dont beaucoup se demandent encore si pour lui, FB est d’abord, un jouet ou une source de profits. Une manière comme une autre d’avouer lassitude et désarroi face au phénomène.
Ces questionnements apparaissent à chaque fois que la confiance des utilisateurs est ébranlée par une révélation sur l’utilisation supposément abusive des données collectées par le réseau social. À ce propos, j’ai été intrigué récemment par une discussion, sur Twitter, qui m’a rappelé certains concepts entendus lors du séminaire sur l’architecture de l’information du 29 novembre 2018.
Dans un échange opposant André Gunthert, maître de conférence en histoire visuelle à l’École française des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) et Jean-Michel Salaün, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, Gunthert défendait l’idée que Facebook impose aux individus des “situations de dépendance” comparables à celles développées par la télévision. Se défendant d’être un “imprécateur de l’algorithme”, Gunthert appelait à reconnaître les signes de cette dépendance et à les mesurer. Salaün, par contre, soutenait que la dépendance aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) repose moins sur l’algorithmie qu’elle n’est pilotée par un processus basé sur le design de l'”expérience utilisateur”.
Incomparable? Ou justement très comparable, toutes choses égales par ailleurs, car les attentes évoluent avec les outils? As you know, je ne fais pas partie des imprécateurs de l'algorithme. En revanche, il faut bien reconnaître un degré de dépendance perçu, et ses symptômes…
— André Gunthert (@gunthert) December 9, 2018
Mais la dépendance aux GAFA est pilotée par un processus différent, basé sur le design UX (+ que sur l’algorithmie qui n’est qu’un outil). Aussi il est un peu vain finalement de mesurer l’un/l’autre.
— JMSalaun (@JMSalaun1) December 9, 2018
Est-ce l’algorithme de Facebook qu’il faudrait décortiquer pour comprendre son emprise sur les individus ? Ou bien le secret réside-t-il dans le design UX ? Le débat en est là, à peu près au stade de l’enfant qui voulait démonter le poste à lampes pour voir s’il y avait un bonhomme dedans. Restons donc modeste dans l’ambition de ce premier billet de blog de mon master en sciences de l’information, à la HEG de Genève.
Pour en rester à l’architecture de l’information, je me suis plongé dans la lecture de la postface que Jean-Michel Salaün a rédigée à l’occasion de la publication en accès libre, en 2017, de son ouvrage Vu Lu Su. Les architectes de l’information face à l’oligopole du web (Salaün, 2012).i Après avoir démontré que l’articulation de l’organisation de l’information, du design UX et des technologies numériques reprend sa théorie des trois dimensions documentaires, Salaün explique que le design de l’expérience utilisateur est au coeur de la conception des actions à dérouler dans la navigation sur l’internet, en usant des stratégies de la « captation de l’attention ». Dans la course que mènent les designers UX pour l’« engagement des internautes dans les applications », Facebook représenterait un jalon dans la captation de l’empathie (Salaün 2017).
La maîtrise des techniques de la narration serait donc au coeur de Facebook. Les histoires, donc, mais lesquelles ? Les affaires récentes impliquant Facebook montrent que, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Facebook ne s’intéresse pas vraiment aux histoires de ses utilisateurs. En réalité, c’est Facebook, avec nos likes, nos émoticônes, les mots que nous lui confions et les données que nous laissons traîner derrière nous, qui les construirait pour nous, à notre place. Des histoires avec un potentiel politique ou commercial. Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information à l’université de Nantes, a décrit ce procédé dans un article devenu emblématique : L’Homme est un document comme les autres (Ertzscheid, 2009).ii
« L’ensemble des traces et des strates identitaires qui sont au cœur de la logique déclarative des sites de réseaux sociaux, conjuguée à leur volumétrie considérable, autorise […] toutes les exploitations procédurales, toutes les réingénieries, toutes les redocumentarisations. L’Homme est devenu un document comme les autres, disposant d’une identité dont il n’est plus « propriétaire », dont il ne contrôle que peu la visibilité (ouverture des profils à l’indexation par les moteurs de recherche), et dont il sous-estime la finalité marchande. »
La lettre ouverte que Gillian Brockell a écrite récemment aux Tech Companies est-elle susceptible de changer fondamentalement cette donne ? Journaliste au Washington Post, elle a voulu contredire, il y a quelques jours (en décembre 2018), l’histoire heureuse que lui renvoyaient les réseaux sociaux sur sa maternité, qui s’était pourtant terminée par l’accouchement de son enfant mort-né. Les algorithmes n’avaient pas su détecter que l’histoire qu’ils avaient façonnée ne s’était pas terminée comme prévu. Les profils sociaux de Gillian Brockell accablaient la jeune femme d’annonces publicitaires pour des produits et services pour les bébés. En essayant d’expliquer cette « anomalie », Olivier Ertzcheid postule que les réseaux n’ont pas encore trouvé un marché pour ce genre d’événement, « puisqu’on n’a pas encore trouvé de truc à vendre à une maman dont le bébé est mort-né. Parce qu’une maman dont le bébé est mort-né n’a pas envie d’aller acheter des trucs. »iii On retiendra ici son “pas encore”. On pariera volontiers que le marché de l’empathie, qui répond davantage à une logique de type économique qu’à une mécanique d’algorithmes qui marchent tous seuls, saura bientôt y trouver un intérêt, si ce n’est pas déjà fait.
iSALAÜN Jean-Michel, 2017. Consolidation du nouvel ordre documentaire. Postface à Vu, lu, su, cinq ans après. Introduction à l’architecture de l’information. Août-septembre 2017. Article consultable en ligne à l’adresse : https://archinfo01.hypotheses.org/2841 [consulté le 16 décembre 2018]
iiERTZSCHEID Olivier, 2009. « L’homme est un document comme les autres : du World Wide Web au World Life Web ». Hermès, La Revue- Cognition, communication, politique. CNRS-Editions, 2009. Pages 33-40. Article consultable en ligne : https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00377457v2 [consulté le 16 décembre 2018].
iiiERTZSCHEID Olivier, 2018. « Algorithmes partout, intelligence nulle part. À propos de Gillian Brockell ». Affordance.Info. Blog consultable en ligne : https://www.affordance.info/mon_weblog/2018/12/algorithmes-partout-intelligence-nulle-part-.html [consulté le 16 décembre 2018].
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