« Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur. »
Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1941, p. 22.
Nous avons assisté, au fil du semestre, à des conférences portant sur des domaines d’études aux ambitions enthousiasmantes : structurer et exploiter l’inexorable déferlante du Big Data, ou offrir un encadrement total aux informations circulant dans une entreprise grâce à l’Information Gouvernance. Mais un sujet n’a pas été abordé — mal-aimé, peut-être ? — alors même qu’il relève du plus petit dénominateur commun de ces domaines d’études : le Personal Information Management (PIM), soit la gestion de nos documents personnels dans l’optique de mener à bien nos activités professionnelles et privées. Il s’agit d’une discipline de la plus haute importance : pourquoi des savants s’adonneraient-ils à la fine mécanique de l’Information Architecture si leurs répertoires sont des champs de bataille ? Que servent de belles ambitions de structure et d’organisation si, en somme, les cordonniers se rendent coupables d’être les plus mal chaussés ?
Les techniques de PIM sont simples : arborescence de dossiers, classement et nommage des fichiers, nettoyage du bureau… Un jeu d’enfant pour des chercheurs de haut niveau ? Rien n’est moins certain.
Une affaire de structure des dossiers…
Voilà presque quarante ans que la métaphore de bureau est en vogue : nous travaillons donc informatiquement avec des fichiers et des dossiers, comme dans le monde physique. Mais un dossier informatique n’a pas de volume, et s’il est mal classé, il se perd, avec tous les fichiers qu’il contient. Une arborescence de dossiers efficace doit être conçue de manière à nous permettre de retrouver n’importe quel fichier en quelques secondes, et les dossiers doivent être agencés hiérarchiquement, du général au particulier. Cela semble logique, mais est-ce appliqué ? L’article de Khoo et al. (2007) révèle que les chercheurs interrogés avaient en moyenne 19 dossiers au premier niveau de leur dossier personnel, pour un record de 64 !
La majorité d’entre eux utilisaient aussi le bureau pour y déposer des fichiers. L’usage d’un dossier temporaire est compréhensible, dans l’attente d’un classement adéquat des fichiers ; cependant, un seul des 12 chercheurs nettoyait régulièrement son bureau — et encore, seulement une fois par semaine. Les autres attendaient la clôture du dossier pour ranger les fichiers, et reléguaient donc leur structure de dossiers à l’archivage à moyen et long terme, ce qui lui faisait perdre une bonne part de son sens.
Par ailleurs, on lit chez Chaudhry et al. (2015) qu’une grande majorité des personnes interrogées retrouvaient leurs documents par mots-clés, dans la barre de recherche du navigateur de fichiers. Cette méthode n’est pas condamnable, puisqu’elle fonctionne, mais elle ne doit pas servir d’échappatoire ou d’excuse à une structure de dossiers défaillante, particulièrement pour des scientifiques.
Mauvais exemple (source)
… et de nommage des fichiers
Lansdale, en 1988, parlait déjà de ceux qui ne retrouvaient pas leurs fichiers parce qu’ils les avaient nommés n’importe comment. Crowder (et al., 2015), de son côté, a interrogé un chercheur qui devait recommencer certaines tâches parce qu’il perdait des fichiers mal nommés. Il s’agit là d’un exemple désastreux, mais perdre quelques minutes à rechercher laborieusement un fichier mal classé occasionne aussi d’importantes pertes de temps et d’argent, si cette action ingrate se répète tout le long de la journée.
Autre mauvais exemple (source)
Comment nommer correctement un fichier, alors ? On trouve des règles de nommage institutionnelles partout (ici et là, par exemple). Elles sont la plupart du temps adéquates, donnent un bon cadre et, surtout, harmonisent les pratiques parmi les collaborateurs de l’institution. On se gardera toutefois d’oublier qu’elles ne doivent pas uniquement leur existence à la nécessité de pouvoir retrouver des documents : elles obéissent principalement à des contraintes d’ordre informatique, souvent désuètes. Cela, d’ailleurs, ne serait pas problématique si les fichiers nommés en suivant ces règles n’étaient pas d’une telle tristesse esthétique. C’est bien simple : à chaque fois qu’un fichier est nommé quelque part dans le monde, un Académicien se relève de sa tombe en disant d’une voix lugubre « Rendez-moi mes majuscules, mes espaces, mes accents, mes tirets semi-quadratins, mes phrases complètes ! ». Car oui, nous qui souhaitons une propreté de la classification, nous devrions souhaiter une propreté des intitulés.
Ici n’est pas le lieu pour en parler, mais la solution à ce problème pourrait prendre la forme d’un navigateur de fichiers désignant les documents par leurs métadonnées de titre, en bon français, et en dissimulant leur titre véritable, écrit dans le sabir des règles de nommage, qui ne servirait plus qu’à déterminer le chemin d’accès du fichier. Avec ceci, et, de manière plus générale, en nous appropriant les principes du Personal Information Management, nos outils de travail deviendront mieux ordonnés, et nous n’aurons plus à rougir en prêchant l’ordre à autrui.
Haut : les fichiers d’un cours pris au hasard, téléchargés depuis Moodle. Bas : les mêmes fichiers, renommés en privilégiant les règles de la langue.
Bibliographie :
CHAUDHRY, Abdus Sattar, UR REHMAN, Sajjad, AL-SUGHAIR, Lulwuh, 2015. « Using Personal Information Management to Strengthen Information Literacy at Work ». International Journal for e-Learning Security [en ligne]. 2015. Vol. 5, n° 1, p. 421-428. [Consulté le 19 décembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://pdfs.semanticscholar.org/db90/ef165e4d146fb1b1fa11a30fba62374a9960.pdf
CROWDER, Jerome W., MARION, Jonathan S., 2015. « File Naming in Digital Media Research : Examples from the Humanities and Social Sciences ». Journal of Librarianship And Scholarly Communication [en ligne]. 2015. Vol. 3, n° 3, p. 1-22 . [Consulté le 20 décembre 2018]. Disponible à l’adresse : https://www.researchgate.net/publication/285042967_File_Naming_in_Digital_Media_Research_Examples_from_the_Humanities_and_Social_Sciences
KHOO, Christopher S. G., LUYT, Brendan, EE, Caroline, OSMAN, Jamila, LIM, Hui-Hui, YONG, Sally, 2007. « How Users Organize Electronic Files on their Workstations in the Office Environment ». Information Research [en ligne]. 2007. Vol. 11, n° 2, p. 1-15. [Consulté le 20 décembre 2018]. Disponible à l’adresse : http://www.informationr.net/ir/12-2/paper293.html
LANSDALE, Marius, 1988. « The Psychology of Personal Information Management ». Applied Ergonomics [en ligne]. 1988. Vol. 19, n° 1, p. 55-66. [Consulté le 19 décembre 2018]. Disponible à l’adresse : http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.394.2427&rep=rep1&type=pdf
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