Le design UX est un ensemble d’outils et de pratiques visant à mettre l’utilisateur au cœur de la conception des objets, interfaces et services qui sont lui destinés. Evident, vous me direz ! Pourtant, dans la pratique, la priorité des concepteurs est plus souvent mise sur des considérations techniques, économiques, voire esthétiques, que sur une compréhension fine des pratiques et besoins réels des usagers.
La question est cruciale à se poser en tant que bibliothécaire (ou plus largement, spécialiste de l’information). En effet, notre rôle ne consiste pas seulement à trier, indexer, stocker, sécuriser… de l’information. Il s’agit aussi de la mettre à disposition de publics variés. Comment s’assurer que nos interfaces informationnelles ne soient pas seulement utiles, mais soient aussi « utilisables » ? L’expérience montre que des produits et services, même de grande qualité, peuvent passer à côté de leurs objectifs s’ils manquent d’intuitivité pour l’utilisateur. Le temps passé à expliquer des systèmes peu clairs est, pour le bibliothécaire comme pour l’usager, autant de temps perdu (Lanclos, 2016).
Mais la question du design UX intéresse aussi l’anthropologue [1] qui veille en moi. Et qui observe qu’à chaque étape de ses démarches physiques et/ou numériques pour trouver de l’information, l’utilisateur se retrouve confronté à des codes, des symboles, des traductions… Tout un lot d’éléments culturels conçus par des humains à l’intention d’autres humains, avec leurs représentations et motivations que seule une étude qualitative attentive permet de mettre vraiment à jour.
Et voilà que, forte de mes connaissances de bibliothécaire et de mon regard d’anthropologue, j’envisage encore une nouvelle carrière : celle de designer UX de services d’information.
Le design UX et l’anthropologie, des points communs…
Sous bien des aspects, une anthropologue n’entre pas en terrain inconnu lorsqu’elle s’aventure dans le monde du design UX. Les deux domaines partagent en effet beaucoup de méthodes communes. L’ethnographie, l’observation (participante, de préférence), les entretiens, la collecte de récits et d’images, les registres et cartographies de divers types, sont des outils utilisés par les uns comme les autres pour comprendre en détail les pratiques d’un groupe-cible (Bernard, 2018 ; Lallemand, 2018).
Dans les deux cas, on s’intéresse à décrire le particulier, à mettre en lumière des logiques implicites, à cerner le point de vue émique de nos informateurs. Le designer UX emploie même ces techniques deux fois : en amont de la conception, mais aussi dans la phase de mise en œuvre de son produit, pendant les tests utilisateurs.
Au-delà de la méthode, l’anthropologie recèle aussi des théories précieuses pour un designer. Les anthropologues ont plein de choses à dire sur la construction des communautés et des identités. Ce sont de fins observateurs des tendances et des traditions, des normes et de leurs transgressions. Ils ont étudié avec intérêt les bibliothèques (Roselli, Perrenoud, 2010), comme les systèmes d’information (Effrein Sandstrom, 2004). Ils n’ont pas peur, comme on le pense parfois, de la technologie (Latour, 1992), et s’intéressent depuis longtemps aux liens étroits entre le culturel et le matériel (Julien, Rosselin, 2005).
Pourtant, les anthropologues ne se pressent pas au portillon des institutions ou des entreprises pour offrir leurs compétences comme designers de services ou architectes d’interfaces. Comment l’expliquer ? Peut-être en rappelant que les deux métiers ont aussi des divergences profondes, dans leurs objectifs, mais aussi dans la construction de leur identité professionnelle.
…mais aussi de grandes différences
Lorsque le designer met en œuvre sa méthode, c’est pour agir : créer, innover, résoudre. L’anthropologue, en revanche, cherche surtout à décrire, faire le récit des mondes culturels qu’il observe. L’un est un praticien, motivé par l’efficacité, la rentabilité : ses recherches sont courtes et ciblées, situées dans le présent. L’autre adopte un regard plus critique et plus distancié, parfois comparatif ou historique (Caraco, 2017).
Pourtant, l’idée d’une anthropologie « appliquée » n’est pas nouvelle. Mais son association avec les entreprises coloniales et capitalistes, ainsi qu’un idéal persistant de la supériorité de la théorie sur la pratique, semblent faire hésiter de nombreux ethnologues à s’en réclamer (Baba, Hill, 2006).
Et puis, alors que le designer UX parle le langage des patrons, de l’innovation, de la gestion de projet… l’anthropologue n’a souvent appris à maîtriser que celui du monde académique. Il hésite à mettre les pieds dans un univers dont il se méfie. Vice versa, d’ailleurs : aujourd’hui, rares sont les organisations qui songent à intégrer des anthropologues dans leurs équipes.
Pourtant, n’est-ce justement pas au cœur des groupes de décideurs, de designers des futurs contours de nos vies connectées, qu’un regard anthropologique serait le plus pertinent ? Face aux ingénieurs, aux développeurs et aux financiers, quel meilleur avocat de notre humanité, de la diversité et complexité de nos cultures, qu’un anthropologue aguerri ?
D’ailleurs, il semble que les choses soient lentement en train de changer : le design centré sur l’humain gagne du terrain dans plein de secteurs, et les anthropologues sont plus souvent là où on ne les attendait pas (Denny, Sunderland, 2014).
Libre aux bibliothécaires de puiser dans l’une ou l’autre de ces visions pour mieux comprendre et améliorer l’expérience de leurs utilisateurs !
[1] : L’anthropologie, ou ethnologie (ces deux termes sont aujourd’hui généralement employés comme synonymes), consiste en l’étude du comportement humain dans ses dimensions culturelles et/ou sociales. Cela recouvre de nombreuses approches et champs d’études.
Références
BABA, Marietta L., HILL, Carole E., 2006. What’s in the Name “Applied Anthropology”?: An Encounter with Global Practice. In : Annals of Anthropological Practice. Special Issue: The Globalization of Anthropology, volume 25(1), pp. 176-207. https://doi.org/10.1525/napa.2006.25.1.176
BERNARD, H. Russell, 2018. Research Methods in Anthropology : Qualitative and Quantitative Approaches. 6th edition. Lanham, Maryland : Rowman & Littlefield.
CARACO, Benjamin, 2017. UX et ethnographie en bibliothèques : convergence et différences. In : I2D – Information, données & documents, volume 54(1), pp. 42-43. https://doi.org/10.3917/i2d.171.0042
DENNY, Rita, SUNDERLAND, Patricia (Editors), 2014. Handbook of Anthropology in Business. Walnut Creek, California: Left Coast Press.
EFFREIN SANDSTROM, Pamela, 2004. Anthropological Approaches to Information Systems and Behavior. In : Bulletin of the American Society for Information Science and Technology, volume 30(3), pp. 12-16, February/March 2004. https://doi.org/10.1002/bult.311
FUTUR ANTERIEUR, 2019. L’anthropotechnologie: quand l’esprit du design s’associe au cerveau des ingénieurs. Futur antérieur, 24.01.2019, 06h23. RTS 1.
GESLIN, Philippe (sous la direction de), 2017. L’anthropotechnologie : cultures et conception. London : ISTE Editions. Sciences, société et nouvelles technologies, Interdisciplinarité autour du social, volume 1.
JULIEN, Marie-Pierre, ROSSELIN, Céline, 2005. La culture matérielle. Paris : La Découverte. Repères, numéro 431.
LALLEMAND, Carine, 2018. Méthodes de design UX : 30 méthodes fondamentales pour concevoir des expériences optimales. 2ème édition. Paris : Eyrolles.
LANCLOS, Donna M., 2016. Embracing an Ethnographic Agenda : Context, Collaboration and Complexity. In : PRIESTNER, Andy, BORG, Matt (Edited by). User Experience in Libraries : Applying Ethnography and Human-Centered Design. New York ; London : Routledge, pp. 21-37.
LATOUR, Bruno, 1992. Aramis ou l’amour des techniques. Paris : La Découverte.
ROSELLI, Mariangela, PERRENOUD, Marc, 2010. Du lecteur à l’usager : ethnographie d’une bibliothèque universitaire. Toulouse : Presses universitaires du Mirail. Socio-Logiques.
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