Archives négatives

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Nombreux sont ceux qui ont vu le mandat de Donald Trump arriver à sa fin avec soulagement, historiens et archivistes y compris.

Déjà en 2018, lorsqu’il avait été révélé que celui-ci avait la fâcheuse habitude de détruire les documents lui passant sous la main, au point où les record managers devaient recoller, littéralement, les morceaux au ruban adhésif, ceux-ci avaient eu un coup de chaud. Deux ans plus tard, la tension a monté d’un cran, au point où une plainte a été déposée contre le président sortant et son administration par des associations d’historiens, d’archivistes et de défenseurs des droits civiques.

Une rare image du président Donald Trump au travail, et produisant des archives officielles. (Trump White House Archived)

Un article du New Yorker, par Jill Lepore, historienne américaine, revenait en novembre sur cette appréhension que les preuves d’une présidence qu’on qualifiera, diplomatiquement, de tumultueuse, soient détruites, entravant non seulement le travail de l’administration suivante mais aussi la défense des droits des victimes de certaines décisions politiques plus que discutables.

Retraçant l’histoire des archives présidentielles américaines (et, plus succinctement, des archives nationales en générales) et l’introduction des divers législations les concernant, l’article met en exergue la problématique de la dissimulation des documents, et de la tension entre le devoir de preuve (plus que nécessaire à l’ère des faits alternatifs et deep fakes, déjà évoqués par nos camarades) et la volonté des administrations successives d’assurer leurs arrières, dans une situation où plus rien n’est personnel et tout document devient officiel, transformant un journal intime ou une note en pièces à conviction potentielles.

De la destruction…

Mais, comme le rappelle l’historienne, citant un récent ouvrage par Richard Ovenden, directeur de la Bodleian Library, la destruction des bibliothèques et archives n’est ni un fait nouveau, ni un fait rare. Et il n’est pas besoin de s’appeler Donald Trump ou d’avoir commis des atrocités pour chercher à dissimuler des documents gênants par peur des conséquences ou pour simplement préserver une image qu’on se donne.

À une plus petite échelle, dans les entreprises, chez soi, sur nos fils Twitter, combien de dossiers ont « accidentellement » glissé sous une armoire ou été effacés d’un disque dur, dans le but de cacher une erreur embarrassante ? La plupart de ces cas sont, heureusement, bien moins dramatiques, mais restent, à leur niveau, tout de même, une perte irrémédiable.

Et pourtant, ce sont ces archives-ci qui sont, très souvent, les plus intéressantes, apportant de l’eau au moulin de cette idée, bien connue des archéologues, des paparazzi, que nos poubelles sont les témoignages les plus honnêtes de notre passage sur terre. Ce que nous mettons le plus d’effort à cacher est souvent ce qui nous tient le plus à cœur, au contraire de ce courriel de 2007 conservé « au cas où » et qui contribue depuis à la fonte des glaces. De même, plus que les publications officielles, ce sont les documents d’activité courante qui, bien souvent sont les plus éclairants, un phénomène qu’on observe, notamment, dans le fossé parfois bien large entre les textes de lois et leurs applications. (Gauvard) Il est donc important de les préserver.

…à l’autocensure

Cela nous amène à un autre effet néfaste de ces discordes entre archivistes et fonctionnaires : l’autocensure. « It stops people from writing memos », commente Lloyd Cutler, juriste sous Carter et Clinton (Lepore, p. 24) (ou, pire, cela les pousse à utiliser des canaux alternatifs, applications tiers ou serveurs privés, bien moins sûrs). On observe d’ailleurs que, post-Watergate, les documents sont devenus « more formal, more bureaucratic, less intimate » (Lepore, p. 24), et donc, beaucoup moins informationnels et beaucoup moins honnêtes. Ce qui les rend beaucoup moins intéressants, aussi bien pour les historiens que pour les défenseurs de droits civiques.

Cerise sur le gâteau, ils perdent ces petites touches d’humanité que rendent la tâche ardue et solitaire du dépouillement d’archive un peu plus sympathique. Disparus, les gribouillages au coin d’une page, les petits commentaires sarcastiques en fin de courriel ou les petits trésors passifs-agressifs de certaines correspondances officielles, qui nous rappellent que, derrière chaque acte, chaque décision, se cache une personne avec ses propres états d’âme, problèmes et motivations.

Comment donc concilier devoir de conservation des archivistes et instinct de conservation des administrations et personnes ? Aux archivistes, peut-être, de ne pas faire un excès de zèle contreproductif, et faire confiance aux multiples copies disponibles dans les différents services où les documents ont transité, et aux producteurs de documents, surtout, de ne pas trop écouter leur égo.

Bibliographie

ANON., [sans date]. Comment réduire l’empreinte carbone de ses e-mails ? In : ARTE [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021 a]. Disponible à l’adresse : http://www.arte.tv/fr/articles/comment-reduire-lempreinte-carbone-de-ses-e-mails.

ANON., [sans date]. Les archéologues sont-ils surtout des fouilleurs de poubelles ? In : France Culture [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021 b]. Disponible à l’adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/le-salon-noir/le-salon-noir-samedi-21-mai-2016.

ANON., [sans date]. Les archives en danger de la présidence Trump. In : France Culture [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021 c]. Disponible à l’adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-lhistoire/les-archives-en-danger-de-la-presidence-trump.

BODLEIAN LIBRARIES, 2020. Richard Ovenden OBE: Burning the Books [en ligne]. 23 novembre 2020. [Consulté le 10 janvier 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=o3VIC8w02qQ.

BROCKELL, Gillian, [5 décembre 2020]. Historians sue Trump administration to stop ‘bonfire of records in the Rose Garden’. In : Washington Post [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.washingtonpost.com/history/2020/12/05/trump-presidential-records-lawsuit-historians/.

CNN, Jeremy Diamond, [30 décembre 2016]. Trump, computer and email skeptic-in-chief. In : CNN [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.cnn.com/2016/12/29/politics/donald-trump-computers-internet-email/index.html.

GAUVARD, Claude, 2018. Condamner à mort au Moyen Âge : pratiques de la peine capitale en France, XIIIe-XVe siècle. Paris : puf – Presses universitaires de France. ISBN 978-2-13-054038-0.

KARNI, Annie, [6 octobre 2018]. Meet the guys who tape Trump’s papers back together. In : POLITICO [en ligne]. [Consulté le 10 janvier 2021]. Disponible à l’adresse : https://politi.co/2LHfMfF.

LEPORE, Jill, 2020. Will Trump Burn the Evidence? | The New Yorker. In : [en ligne]. 16 novembre 2020. [Consulté le 10 janvier 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.newyorker.com/magazine/2020/11/23/will-trump-burn-the-evidence.

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