Observer les pratiques informationnelles : pourquoi, comment ?

Par Marie MERMINOD, Diana PABIANCZYK-BIFRARE et Yoon Kyung KIM

Régulièrement, en tant que professionnel à l’accueil d’une bibliothèque ou autre service d’information, nous sommes forcés de constater que nos utilisateurs ont une manière bien à eux de faire et de comprendre les choses – et que les outils que nous avions mis en place pour les aider tombent un peu à côté. Savoir quels sont les besoins réels de notre public, comment il s’y prend exactement pour rechercher, évaluer et organiser l’information, est donc crucial pour offrir des services adéquats.

L’étude des comportements informationnels n’est d’ailleurs pas nouvelle (Wilson, 2010). Dans ce billet de blog, c’est sous l’angle méthodologique que nous voulons aborder cette question.

En effet, dans les sciences de l’information, l’outil le plus fréquemment employé pour étudier les pratiques des usagers a longtemps été le questionnaire, même si l’entretien est de plus en plus utilisé (Julien, O’Brien, 2014). Ces méthodes sont souvent les plus simples à mettre en œuvre pour un chercheur, et elles permettent de récolter des données très utiles, mais qui pèchent par un aspect. En effet, ces données sont de type déclaratif : ce que les participants ont bien voulu dire sur eux-mêmes, ou ce qu’ils ont choisi parmi des réponses préformatées. On passe donc à côté de réponses plus spontanées, d’informations sur les manières de faire réelles. Or, les habitudes, les pratiques semi-conscientes, le contexte, le vocabulaire propre d’un utilisateur, sont toutes des données précieuses pour qui veut pouvoir développer des services adaptés.

Image extraite de l’article “Quantitative research”, OpenLearn, auteur inconnu
https://www.open.edu/openlearn/health-sports-psychology/exploring-health-your-lifestyle-really-blame/content-section-2

Pour capturer ces données plus comportementales, il existe des méthodes issues des sciences sociales (mais aussi de l’éthologie) et basées sur l’observation (Bernard, 2011). Le chercheur se met alors en position de témoin du monde qui l’entoure et tente d’intervenir le moins possible sur celui-ci, afin de récolter des informations les plus fidèles à la réalité.

En ethnologie, l’observation participante est une méthode qui consiste, pour le chercheur, à s’intégrer dans le groupe qu’il souhaite étudier et effectuer les mêmes activités que ses membres, afin de les comprendre « de l’intérieur » (Peneff, 2009). La réalisation d’une ethnographie nécessite une immersion prolongée dans un groupe social et implique souvent d’apprendre une nouvelle langue et/ou façon de voir le monde (Cefaï, 2010). Tout cela ne manque pas, on s’en doute, de difficultés pratiques et de questions éthiques, mais permet en même temps d’obtenir des données d’une richesse particulière.

Image extraite de l’article “Ethnographic Research is the Key to Really Understanding Your Customers’ Needs”, Sean Van Tyne, Dec.20, 2017
https://medium.com/@sean_82431/ethnographic-research-is-the-key-to-really-understanding-your-customers-needs-f31e89f26b43

Ce que révèle l’observation…

En sciences de l’information, ces méthodes sont encore timidement employées, mais ont parfois été testées avec des résultats intéressants.

Entre 2013 et 2016, une étude exploratoire a par exemple été menée dans le cadre du projet TRANSLIT (Liquète, Aillerie, et al.. 2017). Des groupes de lycéens français ont été observés sur plusieurs semaines durant leurs recherches documentaires en classe. Ces séances, suivies d’entretiens semi-directifs, ont permis de recueillir des données complexes à l’aide des outils incontournables de ce genre d’enquête : grille d’observation, journal de bord, dictaphone et photographie. Le bilan de l’étude met en évidence la nécessité d’un accompagnement des élèves dans leurs pratiques informationnelles et révèle un décalage dans la perception des besoins de formation entre enseignants et élèves.

Les activités de recherche d’information des enseignants (Favel-Kapoian, 2020) ont fait l’objet d’une autre étude menée dans un collège de la région lyonnaise en 2018. L’observation directe avec enregistrement vidéo de l’écran des participants, associée à des entretiens compréhensifs, a permis de mieux comprendre le rapport des enseignants à l’univers informationnel. Cette recherche dévoile les compétences informationnelles réelles des enseignants et fournit aux chercheurs des pistes concrètes pour la future formation en la matière. Néanmoins, deux limites méthodologiques sont à relever : la recherche documentaire réalisée lors de l’observation est fictive et donc “forcée”, et le cadre dans lequel elle a lieu ne correspond pas forcément à celui qui est habituel aux participants.

C’est que l’observation “pure” reste éthiquement délicate à mettre en place et/ou très chronophage. On peut néanmoins citer deux ethnographies de longue durée réalisées en bibliothèque, en France (Roselli, 2010) et aux Etats-Unis (Foster, Gibbons 2007). Ou, plus récemment, cette intéressante cartographie des parcours d’utilisateurs dans un centre de documentation québécois (Supeno, Pariseau, 2019).

Notre cas

Pour notre projet de recherche, nous avons tenté l’expérience d’observer les pratiques informationnelles des étudiants de trois filières de la HES-SO à Genève. Premier constat : nous avons eu du mal à trouver des volontaires pour des séances de recherche d’information enregistrées sur ordinateur, malgré nos appels diffusés via de nombreux canaux et même l’offre d’une petite rémunération. Après plusieurs relances, nous avons réussi à trouver 5 participants. La capture de leurs activités sur l’écran, associée à un entretien semi-directif guidé par une grille d’observation, nous a fourni des données riches que nous sommes en train d’interpréter. A suivre, donc, pour connaître ce que l’observation aura permis de révéler…

Références

APPLETON, Leo, 2016. User experience (UX) in libraries: let’s get physical (and digital). In : Insights, volume 29(3), pp. 224–227. http://dx.doi.org/10.1629/uksg.317

BERNARD, H. Russel, 2011. Direct and Indirect Observation. In : Research Methods in Anthropology : Qualitative and Quantitative Approaches. 5th edition. Lanham, Maryland : Rowman & Littlefield, pp. 306-336.

CEFAI, Daniel (sous la dir. de), 2010. L’engagement ethnographique. En temps & lieux. Paris : Ed. de l’EHESS.

FAVEL-KAPOIAN, Valentine, 2020. Observer les pratiques informationnelles des enseignants pour les former à la recherche d’information [en ligne]. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615328.

FOSTER, Nancy Fried, GIBBONS, Susan (Eds.), 2007. Studying students: The undergraduate research project at the University of Rochester. Chicago: Association of College and Research Libraries. http://hdl.handle.net/1802/7520

JULIEN, Heidi, O’BRIEN, Michael, 2014. Information Behaviour Research: Where Have We Been, Where Are We Going?. In : Canadian Journal of Information and Library Science, volume 38(4), pp. 239-250. https://doi.org/10.1353/ils.2014.0016

LIQUÈTE, Vincent, AILLERIE, Karine et al., 2017. ANR Translit : Bilan scientifique de la tâche 2 : Analyse des dispositifs et des usages [en ligne]. [Rapport de recherche]. ANR (Agence Nationale de la Recherche – France). https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01552095

PENEFF, Jean, 2009. Le goût de l’observation : comprendre et pratiquer l’observation participante en sciences sociales. Grands repères. Paris : La Découverte.

ROSELLI, Mariangela, 2010. Formes de réception et d’appropriation des ressources numériques en milieu étudiant. In: tic&société, volume 4(1), pp. 108-138. https://doi.org/10.4000/ticetsociete.824

SUPENO, Eddy, PARISEAU, Marie-Michelle, 2018. Pratiques informationnelles dans un centre de documentation : contexte, espace et dynamique de parcours. In : La Revue canadienne des sciences de l’information et de bibliothéconomie, volume 42(3–4), pp. 208-227. muse.jhu.edu/article/743053

WILSON, T.D., 2010. Fifty Years of Information Behavior Research. In : Bulletin of the American Society for Information Science and Technology, volume 36(3), pp. 27-34. https://doi.org/10.1002/bult.2010.1720360308

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